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Des révoltes qui font date #23

Juin 1905 // La mutinerie du Potemkine

Sergei Eisenstein - Cuirsasse Potemkine - detail d une affiche russe - bandeau.jpg
cuirassé Potemkine 1906.jpg
« Assez de pourriture ! » Qui aurait pu prévoir qu’une simple assiette de soupe serait à l’origine d’un événement désormais considéré comme précurseur de la Révolution d’Octobre 1917 ? C’est qu’en Russie, on ne plaisante pas avec le bortsch ! Nous sommes au mois de juin de l’année 1905, les matelots du cuirassé Potemkine stationné en Mer Noire constatent que la viande destinée à la confection de leur bouillon rouge grouille de vers. Le ton monte entre des matelots exaspérés et des officiers qui n'ont cure de leur équipage. Une mutinerie éclate. Les combats se poursuivront sur terre, à Odessa. Vingt ans après, le Parti soviétique décide de rendre hommage à ces insurgés de la première heure. Un jeune cinéaste se voit confier le projet. Venu du théâtre, Sergueï Eisenstein a le goût du spectacle. Il se saisit de cette opportunité pour expérimenter des formes nouvelles.
Or, nous ne devons pas contempler, mais agir. — Sergueï Eisenstein

Le soulèvement qui a lieu au mois de juin 1905 n’est pas un fait isolé. Partout en Russie la colère gronde. Après un début de règne glorieux, le tsar Nicolas II échoue à canaliser les revendications nées au sein du peuple à la suite d’un essor économique sans précédent. Harassé aux frontières, c’est en vain que l’Empire s’épuise dans la guerre qui l’oppose au Japon. Le navire de guerre Potemkine opère au sein de la flotte impériale. Les matelots, aux rangs desquels se trouvent des militants communistes, sont sommés d’avaler leur repas sous peine d’être fusillés. À la menace répond la force : l’équipage prend le contrôle du cuirassé. Durant l’affrontement, les insurgés ont à déplorer la seule perte d’un des leurs, Vakoulintchouk. Bientôt à cours de victuailles et de carburant, ils mettent le cap sur Odessa. Une logique de ralliement préside à cette décision : la ville étant en grève, elle représente l'espoir d'un soutien significatif dans une lutte qui pourrait, se disent les matelots, prendre l'ampleur d'un véritable mouvement révolutionnaire.

Le port d’Odessa se distingue par un aménagement à la verticale auquel il doit d’être traversé par un escalier monumental haut de 142 mètres surplombant la mer. C’est en ce lieu d’une théâtralité voulue qu’Eisenstein a choisi de représenter le massacre des civils commis par les bataillons de soldats et de cosaques dépêchés par le tsar pour réprimer la révolte. Sur ce point, on ne s’étonnera guère que la mise en scène fasse moins état d’un souci d’exactitude quant aux faits rapportés qu’elle ne se complaît dans la recherche d’une emphase qui témoigne du soin accordé au vécu dans ce qu’il a de plus subjectif. Nul ne l’ignore, le cinéaste ne fait en cela qu’œuvre de propagande pour le compte du Parti soviétique commanditaire du film. Vingt ans après la révolution avortée de 1905, il s’agit d’écrire la légende qui supplantera le réel. Âgé de 27 ans, Eisenstein surpasse le cahier des charges mémoriel en inventant un nouveau genre de montage. Une mise en scène extrêmement élaborée propose un équivalent visuel à la théorie du conflit, axe central de la dialectique marxiste.

Serguei Eisenstein - "Cuirsassé Potemkine" - vignette affiche russe

Élu meilleur film de tous les temps lors de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958, le film devenu un cas d'école met les commentateurs en joie. Dynamiques et tailles contrastées des plans, effets de rupture dans un fourmillement incessant, jeu de lumières, mise en évidence de la ligne et des obliques, répétition de motifs, chiasmes, inversion de la causalité : à elle seule, la séquence fictive de l’escalier introduit dans le cinéma une grammaire inédite. Le ciné-poing comme on l’appelle, est une écriture visuelle aux antipodes du ciné-œil du contemporain et compatriote d’Eisenstein, Dziga Vertov. Tous deux sont des expérimentateurs. Vertov défend un art révolutionnaire que détermine une intense pénétration du réel, tandis que Eisenstein théorise un recours à la fiction inspiré du théâtre où il a fait ses premiers pas. Son rêve d’un Hollywood russe le porte à rechercher le geste dans l’être, l’action dans l’espace et l’émotion dans le grandiose.

Synthèse parfaite entre art et politique, Le Cuirassé Potemkine trouve son identité dans l’évocation d’un peuple en mouvement, masse puissante et complexe au sein de laquelle la dynamique sociale redessine l’individu en icône. Les figures de martyrs se succèdent : Vakoulintchouk d’abord, sujet d’un hommage poignant lorsque les matelots déposent sa dépouille mortelle sur le quai d’Odessa. Un peu plus tard, une femme, son enfant blessé dans les bras, prend les escaliers à contre-courant. C’est en vain qu’elle implore la pitié des militaires, en rangs serrés, ils semblent comme déshumanisés. Dans le sacrifice de la mère et de l'enfant culmine la vision du peuple supplicié. Vient la madone ultime. Les soldats l’abattent d’une balle dans le ventre alors qu’elle s’apprête à entamer une descente des marches avec son bébé couché dans un landau. À près d’un siècle de distance, la chute vertigineuse de l'engin fragile sous le regard impuissant de la mourante reste une vision de l’ordre de l’insoutenable.

En raison de son rôle stratégique pour la propagande communiste, le film connaît de fréquents remontages. La réécriture permanente de l’histoire est un fait bien connu de la part d’un régime soucieux de mettre à jour ces archives de sorte qu’elles concordent avec le discours officiel. Ainsi, la version de 1926 met en exergue une citation de Trotski qui bientôt tombé en disgrâce, voit ses paroles remplacées par une épigramme de Lénine. Pour ce film muet, il existe également plusieurs versions sonores. Sans doute celle de Dmitri Chostakovitch demeure-t-elle mieux connue que celle d'Edmund Meisel qui, dans ce travail, précéda également Nikolaï Krioukov. Pour l’anecdote, Meisel avait déplu à Eisenstein pour son jeu trop vif. Si vif en vérité que, lors d’une représentation à Londres, la salle avait été prise d'un fou rire.

Il va de soi que le film ne pouvait se refermer dans l’horreur de la séquence des escaliers. L’événement dont le régime voulait faire un symbole de la volonté du peuple à s’émanciper de l’autorité du tsar devait porter en lui le germe du succès de la future Révolution de 1917. Pour mettre fin au massacre des civils, les insurgés à bord du Potemkine tirent des obus sur la ville, attentifs à ne cibler que des bâtiments officiels. Sur ce fait, le tsar contre-attaque en envoyant une nouvelle escadre. À la dernière minute, celle-ci refuse de tirer. Dans la liesse générale, elle offre son soutien au cuirassé autorisé à s’enfuir vers la Roumanie. Ce revirement inattendu de la part d’un contingent impérial ouvre la promesse d’une alliance, cette fois victorieuse, entre l’armée et le peuple russe.

Texte et captures : Catherine De Poortere

Photo de gauche : le cuirassé Potemkine à l'époque - Photo de droite : fragment d'une affiche russe pour le film