15 SONGS [DOWN AT JINXEY'S]
Un rire généreux d’enfant chatouillé ouvre cet album. Rire incompressible vite rejoint par le bruit de fond d’un lieu public urbain qui s’efface devant les douces tonalités d’un piano à pouce, ce petit instrument répandu en Afrique qui sert notamment de support musical au conte. Mais nous ne sommes pas en Afrique. Je ne sais pas où j’ai mis les pieds, j’ai l’impression d’être parti en voyage en train, je crois que j’ai été propulsé quelque part en Asie, un micro à la main. Cet affectueux instrument est encore plus doucement accompagné par un filet de voix mélodieuse presque éteint. Un coup de tonnerre éclate et déclenche le rire et les cris d’une foule massée autour d’un spectacle de rue, un rire éclatant d’une foule surprise par le déroulement du spectacle.
C’était la première des quinze chansons que compte cet album. Pourquoi le Suédois Dan Fröberg parle-t-il de chansons pour ce qui m’apparaît bientôt comme un ravissant catalogue de souvenirs sonores et musicaux ? Mystère.
Écoutons la suivante. L’impression d’être en Chine se confirme. La tonalité des instruments, cordes et flûtes m’y fait penser, la voix de la jeune fille apprenant l’anglais aussi, son rire me rappelle quelqu’un : l’amie chinoise d’un ami. Soudain Fröberg complique les choses. Tout n’est pas enregistré de façon linéaire. Il superpose les sources qui restent bien distinctes et il y introduit des sons de sa fabrication, un gribouillage électronique qui s’entremêle au son lointain d’une sirène, qui se prolonge en drone et s’efface doucement, rendant sa place aux instruments musicaux délicats et à la voix laborieuse du début. C’est fini, c’est aussi curieux que poétique. Chaque vignette ne dure que deux ou trois minutes.
Voici la troisième. Petit concert d’instruments à vent et de voix. Soudain, plouf ! Un plongeon dans un bassin à ciel ouvert où s’égaient des enfants. Un clavier s’interpose, les éléments se superposent, la mélodie naïve refait surface et clôt doucement la photo.
J’ai l’impression de feuilleter un album de photos de voyage. Mais pas seulement. Peut-être même pas du tout. Il y a tout un travail artistique personnel qui rend le disque attachant et énigmatique. Je n’ai vraiment pas cette impression de déjà-vu que l’on a parfois en feuilletant les clichés d’un proche qui revient de vacances. C’est un recueil musical intriguant qui se déroule comme un conte pour adulte. Partant d’une certaine naïveté sonore et d’un contexte chinois vite identifiable, Dan Fröberg imprime ses propres motifs, ses clins d’œil, ses raccourcis, ses obsessions et surtout sa patte. En fait, je ne le sais pas encore, mais Dan Fröberg ne perd pas son sujet de vue. Même s’il s’amuse à ne le révéler que par intermittence, le véritable sujet est présent dans chaque morceau. Pour l’instant, j’ai bien cette impression d’être immergé dans des histoires courtes sur lesquelles je plaque mes propres images, mais il y a surtout une façon d’en faire de la musique qui ne se trouve pas dans n’importe quel disque de field recording. Déjà il y a la précision des sons (environnementaux et musicaux) et la sensation de réalité sur lesquelles Fröberg vient adroitement glisser du subjectif, du rêve, de l’imaginaire. Les oiseaux, les enfants, quelques sirènes, les trains, la circulation et l’usage de claviers simples, de réverbérations électroniques ou naturelles plus mystérieuses sont des éléments récurrents de la panoplie du Suédois. Mais tout est conçu dans l’esprit d’une aventure légère, dans l’idée d’un voyage chantant rendu tel quel sur du matériel enregistreur léger. Les prises sont directes, du lieu visité au support disque, il y a juste cette façon poétique et lo-fi d’enchevêtrer un peu les sources. Il y a aussi tout au long des « 15 chansons » un ardent désir de jouer et de rester simple, enfantin et spontané.
La prise de son est pleine de vitalité, la musicalité se calque sur les rythmes de vie, on n’est pas du tout dans un disque de break noise hachant menu 2000 sons, mais plutôt dans une succession de portraits fluides, aux formes humaines en pleins mouvements.
Chaque prise de son est bien distincte de la suivante. Comme pour la photographie, il y a un cadre bien défini englobant dans le cas de ce disque un sujet mouvant, une personne, la voix de son instrument, un sujet qui se fond parfois avec son environnement.
Mais Dan Fröberg s’octroie la liberté de redessiner l’environnement, d’insister sur certains détails, d’y placer quelques intrus, de souligner tel signe, tel aspect poétique ou incongru, donnant une couleur et un mouvement particuliers à l’ensemble. Derrière une certaine insouciance, un côté jovial des sons dégagés par ces personnages, il y a en filigrane une ligne plus grave, un remugle émouvant qui semble évoquer le caractère provisoire de tout cela. Sur la fin, les personnages disparaissent, comme à regret, progressivement engloutis par le décor sonore imaginé par Dan Fröberg.
C’est bien un album de chansons et de voix chantantes, mais sans doute ne sont-elles pas aussi flagrantes et prévisibles qu’à l’ordinaire. Elles sont à la fois dissimulées et discrètement révélées dans leur milieu de vie, en Chine, et transposées dans l’imaginaire (ré)créatif de Dan Fröberg.
Pierre-Charles Offergeld