SILENCE, LES COULEURS DU PRISME & LA MÉCANIQUE DU TEMPS (LE)
Au sein des huit heures et demie d’images reprises ici sur ce triple DVD compilatif ou au sein du trésor de quelques trois cents heures d’émission (en compagnie p.ex. de Barbara, Brel, Ferré, Gainsbourg, Annegarn, Veloso, Xenakis, Baez, Makeba… et de dizaines d’autres) que la productrice-présentatrice Denise Glaser a laissées à la télévision française de service public, il y a, dans une captation de Serge Reggiani chantant « Et puis » en 1968, un plan de quelques dizaines de secondes qui dit déjà beaucoup de la magie et du « mystère Glaser ». Cadré en très gros plan, le chanteur penché vers l’avant, occupe – flou – par sa nuque et l’arrière de son crâne, le triangle inférieur droit de l’image. À gauche, derrière lui – sans doute éloignée d’un petit mètre, mais rapprochée visuellement par l’effet de zoom – la moitié supérieure du visage de « La Glaser ». Dans toute la nuance de gris et de noirs de cette image, deux minuscules points blancs, imperceptiblement mobiles : les reflets de lumière dans les yeux d’une femme à la fois séduite et à l’affût, s’abandonnant le temps d’une chanson mais gardant néanmoins très clairement le contrôle de la situation. L’homme de jazz, de cinéma et de politique Jean-Louis Comolli a déjà, par ses écrits, attiré notre attention sur la part d’illusion et de contre-vérité qu’il y a dans l’association trop facile entre « gros plan » et « proximité » mais justement, dans Discorama cette même idée d’union et de complicité passe aussi, régulièrement, par des plans presque à l’exact opposé de celui évoqué ci-dessus : des cadrages très larges où la caméra filme de loin deux tabourets, occupés par l’intervieweuse et l’interviewé, dans un studio dénudé qui, paraissant bien trop étendu pour eux, accentue la perception des flux invisibles de l’échange (de paroles, de pensées) qui relie les deux personnes. À la toute fin des années cinquante, quand Denise Glaser dépose un projet d’émission consacrée à la musique et au disque sur le modèle de ce que « Lecture pour tous » propose alors pour la littérature et le livre, la télévision filme encore les chanteurs devant des trompe-l’œil en toiles peintes ou en rétroprojection dont le décor souligne – sans aucune crainte de la redondance – les mots de la chanson. Pour Discorama, l’option de réalisation et de mise en scène sera toute différente : assumer le studio comme… studio, voire comme atelier ou lieu de travail (caméras, câbles, échelles, échafaudages éventuellement visibles – si pas carrément montrés). Un parti pris de dépouillement et d’apparente simplicité qui entre en résonance avec la conduite même du programme qui posera sa radicale singularité d’émission de parole – et surtout d’écoute – plutôt que de divertissement et de spectacle. En noir et blanc à l’image, Discorama sera aussi en mots et… en blancs à la bande-son. Une renversante maestria des silences générateurs de confidences (y compris de chanteurs timides ou réservés comme le Gainsbourg débutant de 1963 ou de chanteuses « qui ne disent pas un mot » comme la Véronique Sanson de 1972) deviendra, en effet, le plus éclatant trait de génie d’une intervieweuse hors pair. Nullement inféodée – malgré le titre de l’émission – à l’actualité du disque et au discours promotionnel, invitant régulièrement de jeunes musiciens avant même leur première sortie discographique, Denise Glaser dévoile les femmes et les hommes, avec leurs doutes et leur fragilité, derrière leur statut public de musiciennes et de musiciens.
Actif en partie à la même époque (il commencera à l’ORTF au tout début des années septante, alors que Glaser en sera politiquement écartée fin 1974 à l’arrivée de Giscard au pouvoir), le multi-activiste Daniel Caux (journaliste pour Combat, Jazz Hot, Charlie ou Le Monde…, organisateur de concerts e.a. à la Fondation Maeght, directeur artistique du label Shandar… ) opère à peu près le mouvement inverse : vulgariser et dédramatiser les musiques dites d’avant-garde (Albert Ayler, Brian Eno, Luc Ferrari, Meredith Monk, La Monte Young…), tout en tirant pour ainsi dire la radio du côté de la télévision ! Les descriptions très minutieuses de Caux (qu’elles soient extra-musicales « Vous décrire Laurie Anderson ? Bon, disons qu’elle est petite, assez mince… jolie… Elle est habillée avec un genre de smoking noir avec le col relevé. Elle a des cheveux blonds qui sont coiffés à la punk et cela lui donne un petit côté androgyne » ou musicales « Elle a plein d’idées, Laurie Anderson : par exemple, elle a monté une tête de lecture de magnétophone sur un violon et, à la place du crin de l’archet, elle a mis une bande magnétique préenregistrée. Ça lui permet de passer l’enregistrement plus ou moins vite, de ne faire entendre qu’un passage précis, de le passer à l’endroit ou à l’envers, etc ») donnent à voir la musique en train de se faire, par la simple puissance de la parole, même en l’absence d’images.
Au-delà de ce qui les sépare, de la différence de leurs goûts et de leur champ d’action, on trouvait chez eux la même flamme et le même souci de la transmission de celle-ci à un public. Dans cette idée de triangles amoureux (musicien / passeur / auditeur), leur conception généreuse du partage et du don fait qu’aujourd’hui, même dix ou cinquante ans après leurs premières diffusions, leurs flèches de cupidon font encore mouche.
Philippe Delvosalle