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MACHORKA-MUFF

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Corps, images et sons dans les Schoenbergfilme de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet

 


Corps, images et sons dans les Schoenbergfilme de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet

Coffret DVD Straub et HuilletLes cinquante-deux années (1954-2006) de parcours commun – dans la vie, dans le cinéma – de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub auront été marquées du sceau de la fidélité. Fidélité réciproque et complémentarité mutuelle, d’abord, bien sûr ; fidélité à des idées et modus operandi sociaux, politiques et cinématographiques, ensuite. Au centre de cette vision du cinéma, se travaillent les rapports de l’œil et de l’oreille, du regard et de l’écoute à travers le recours indéfectible à la technique du son direct [le son du film est enregistré de manière synchrone à l’image ; par opposition à la post-synchronisation où une bande-son enregistrée à un autre moment, souvent en studio, est « plaquée » sur les images]. « Jean Renoir prenait un cendrier et le laissait tomber. ça faisait du bruit, puis il disait ‘Voilà, le cinéma c’est ça’. On ne peut pas séparer ce qu’on entend de ce qu’on voit » (Jean-Marie Straub répondant aux questions du public après une projection à Nice en 2004).

 

A chaque fois qu’ils ont travaillé des textes et des partitions liés à la musique classique, que ce soit celle de Jean-Sébastien Bach en 1967 (« Chronique d’Anna Magdalena Bach » – à paraître bientôt en DVD) ou celles d’Arnold Schoenberg (trois films de 1972 à 1996, comme fil rouge d’une autre de leurs fidélités), ils n’ont pas dévié, malgré les difficultés techniques et les réticences des producteurs, de ce postulat de base de leur pratique. Se mettre dans des conditions où on se donne la peine de filmer des chanteurs en train de sortir de leur corps la voix qui sera celle qui sortira du haut parleur de la salle de cinéma et non en train de bouger les lèvres comme un participant à une émission de télé en playback — ou de chanter « pour des prunes  » une ligne vocale qui ne sera jamais utilisée — représente une option que Bergman, Losey, Corbiau et Zeffirelli n’ont pas osé prendre pour leur opéras filmés.

 

Moïse et Aron d'Arnold Schoenberg par Straub et HuilletEn 1958, Jean-Marie Straub (sans papiers, à Berlin) téléphone à Danièle Huillet (sans argent, à Paris). Il vient de voir « Moïse et Aaron » de Schoenberg à l’opéra ; malgré la mise en scène horrible, il est bouleversé par la portée de l’œuvre. Il faut absolument que Danièle, même désargentée, saute dans un train pour venir voir ça! Seize ans et bien des péripéties plus tard, en 1974, les cinéastes tournent leur version de cette histoire de deux prophètes antagonistes et complémentaires (drame biblique dialectique ou, pour Straub, une « comédie musicale qui pourrait s’appeler Marx et Bakounine ») qui aura occupé le compositeur protestant/agnostique/juif de 1923 à 1933 (lorsque Schoenberg se convertit et se tourne à nouveau vers le judaïsme, plus par opposition politique à la montée du nazisme que par croyance religieuse profonde). Un tournage en plein air, dans un amphithéâtre antique des Abruzzes où des choeurs de cigales non prévus par la partition accompagnent les chanteurs lors des scènes de nuit : une mise à l’air libre de « l’orgie en tutus » sous naphtaline de 1958. La bande orchestrale a été enregistrée à Vienne au préalable « plan par plan, bloc par bloc » et est diffusée à faible volume par une oreillette dans un des pavillons auditifs des solistes ou via de petits haut-parleurs dissimulés au sein du chœur. Le chef Michael Gielen un casque sur les oreilles avec la partie orchestrale, dirige aussi les chanteurs hors du champ de la caméra.

 

Du jour au lendemain d'Arnold Schoenberg par Straub et HuilletVingt-deux ans plus tard, les cinéastes retrouvent Arnold Schoenberg et Michael Gielen. « Du jour au lendemain » est une tragi-comédie mondaine et conjugale en un acte : un couple bourgeois rentre d'une soirée, le mari ne peut oublier une femme splendide - et fantaisiste, intelligente, spirituelle… - qu'il y a rencontrée et songe à tromper sa femme… Une épouse qui, bien entendu, ne se laissera pas faire… Derrière le librettiste (Max Blonda) de cet opéra dodécaphonique de 1929 se cache… Gertrud Schoenberg, deuxième femme du compositeur. Le couple –- la tentation de l'adultère, l'usure du quotidien, la menace de l'ennui et, surtout, les connotations passéiste ou moderne que la société projette sur certains comportements intimes – est bien au cœur de cette œuvre, en écho à ce que Marx écrivait dans ses « Manuscrits de 1844 » : « le rapport entre l'homme et la femme est le reflet le plus immédiat du rapport entre les hommes ». A opéra différent, film différent et dispositif filmique différent. Ce bras de fer amoureux en appartement impose le tournage en intérieur, qui permet aux cinéastes de pousser encore plus loin le dispositif de son direct de « Moïse et Aaron ». Cette fois-ci, ce ne sont pas seulement les chanteurs qui sont enregistrés de manière synchrone au filmage mais aussi l'orchestre : l'Orchestre de la Radio de Francfort, forcément présent sur le plateau tout le temps du tournage, reprend à chaque prise, pour chacun des soixante-deux plans du film, l'exécution des mesures correspondantes de la partition! L'ancrage des personnages dans la bourgeoisie des années trente permet quant à lui des références cinématographiques aux comédies de mœurs du cinéma hollywoodien classique: décor, costumes, cadre en 1:1.37 mais aussi le noir et blanc somptueux de William Lubtchansky et les éclairages lumineux de Jim Howe qui achèvent de faire de « Von Heute auf Morgen » – avec son successeur « Sicilia » – l'un des films les plus naturellement achevés de la fin de la filmographie de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Une heure de pur bonheur.

Philippe Delvosalle
Août 2008

A lire :
- Philippe LAFOSSE : « L'Etrange cas de Madame Huillet et Monsieur Straub » (Ombres, 2007) Les Straub accompagnent leurs films au cinéma Jean Vigo de Nice en février 2004 : ce livre retranscrit leurs discussions avec le public. Passionnant, éclairant ; parfois drôle, souvent inspirant.
- toujours chez Ombres, les textes des deux opéras de Schoenberg ci-dessus évoqués.

 

 

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