COSMIC LEADER
Il faut parfois reprendre les choses à zéro. À propos de « choses », on parle ici de la « new thing » (comme on disait dans les années 60 avant que le terme « free jazz » ne s’impose).
À ceux qui sont comme poissons dans l’eau avec le jazz « libre », je suggère de passer directement aux commentaires des CD de Matthew Shipp (plus loin dans le texte). À ceux qui craignent le désordre sonore (réel ou apparent) et ne s’en réfugient que plus encore dans le seul classicisme d’un Bill Evans ou d’un Brad Mehldau (pour parler piano) je propose la lecture des lignes ci-après, écrites par un auditeur de «toutes les musiques», très critique à l’égard d’un free jazz appelé aussi « nouvelle musique improvisée » aujourd’hui (dans le présent article on va dire « jazz libre » pour faire simple).
Très critique, pourquoi ? Simplement pour avoir personnellement expérimenté un certain « jazz-rock libre » dans les années 90 (avec le musicien anglais Geoff Leigh) et avoir pu, à cette occasion, mesurer l’espace qui sépare l’acte conceptuel de l’acte musical. Dans le contexte de l’acte conceptuel, le pianiste que je ne suis pas (je fais exprès d’évoquer un instrument que je ne pratique guère) est pourtant à même de développer une improvisation nourrie des surprises que réserve l’art de la musique libre – car l’inattendu est bien l’une des clés, j’y reviendrai. Dans le cas précité de l’usage d’un instrument peu maîtrisé, l’invention pianistique fait essentiellement sens sur le plan de l’acte spontané, de la création de micro-univers, de la confection de sphères sonores, sans aucunement se soucier de produire de la mélodie, de l’harmonie et du rythme aux sens conventionnels de ces termes. Cette démarche explique les expériences plusieurs fois menées depuis que le jazz libre existe, durant lequelles les musiciens d’un ensemble s’échangent leur instrument pour, face à un instrument non pratiqué, se voir empêchés de recourir à la technicité et aux clichés qui enferment au lieu de libérer. Il s’agit bien là de favoriser l’instantané à l’encontre du prémédité. Mais bon, dira-t-on, en quoi l’instantané, a fortiori s’agissant d’un instrument qu’on ne maîtrise pas, revêt-il des vertus? Et c’est à cet instant précis que nous pouvons entamer le sujet du « jazz sans surprise » (ce qui vaut également lorsqu’on confronte la musique classique et la musique contemporaine). Le « jazz sans surprise » (dit aussi « style JSS » – je plaisante, ce n’est pas un genre musical, bien que…) est pratiqué par une foule de musiciens chez qui semble-t-il les bouleversements des années 60 n’ont eu aucun effet et ce pour trois raisons : soit ils ont pratiqué le jazz libre et en sont revenus; soit ils n’ont jamais voulu le pratiquer; soit ils sont nés aprèset se sont inspirés d’une autre source que celle du jazz libre. Dans cette démarche conventionnelle en eaux claires, certains musiciens parviennent à transcender le « mille fois entendu », d’autres pas. Pourtant, ceux-ci n’ont pas moins de succès que les premiers. Dans les deux cas, on les écoute confortablement, on n’est pas bousculé, les notes coulent de source, c’est une vision du monde. Mais peut-on se borner à cette vision et revêtir les œillères (dans notre contexte, on dira « se mettre des bouchons dans les oreille s») qui nous épargneront une autre vision écoute du monde ? Car le monde est aussi fait d’eaux troubles… Il faut savoir ce que l’on veut : la musique n’est-elle destinée qu’à refléter le Beau ? Ou encore à « divertir agréablement » ? Certains affirmeront que c’est bien là en effet son but suprême. D’autres prendront en considération une autre vision et je pense qu’ils auront fortement raison (tout en ayant davantage raison qu’une troisième catégorie d’auditeurs qui ne recherchent, eux, que la vision « dure »). En tenant ces propos, nous sommes bien entendu dans une dualité très manichéenne qui oppose le Beau d’une part et la violence que nous impose le monde à travers la nature et surtout à travers l’homme, d’autre part. L’art – et dans ce contexte-ci la musique – reflète substantiellement l’infini de nuances et de paradoxes fondamentaux qui réfutent la confrontation pure et simple du clair et du trouble. Et c’est ainsi que nous en venons à Matthew Shipp (comme à bien d’autres musiciens, mais notre actualité jazz de ce mois-ci est Matthew Shipp…).
Art of the improviser : le pianiste américain nous propose, à 50 ans tout juste, sa version de l’art d’improviser, un art qu’il a pratiqué avec des musiciens parmi les plus inspirés de sa génération : David S. Ware's, William Parker, DJ Spooky, Joe Morris, Daniel Carter, Roscoe Mitchell, Mat Maneri, etc. Autrement dit, Matthew Shipp – qui a débuté dans des groupes de rock – explore des sphères très diversifiées, du hip hop au free jazz en passant par un certain jazz-rock (comme dans l’excellent Scotty Hard's Radical Reconstructive Surgery par exemple).
Avec Art of the improviser (en concert à NY en avril 2010 avec Michael Bisio à la contrebasse et Whit Dickey à la batterie (CD1), en solo en juin 2010 (CD2). ) Matthew Shipp nous livre des compositions particulièrement élaborées où des incrustations post be-bop relèvent de manière incisive l’improvisation free qui occupe en force son espace d’expression. De cet espace émergent par ailleurs des éléments thématiques qui surprennent par un ton classique (on parle ici de « musique classique ») en grand contraste avec le matériau improvisé qui en découle (« The new fact », « 3 in 1 », « 4D »…). C’est pourquoi les auditeurs que le désordre sonore effraie seront ici rassurés par des éléments qui, sans rien ôter à l’authenticité d’expression du pianiste, facilitent l’accessibilité dans les moments de lâcher prise. S’ensuit une grande sincérité dans le propos, car le pianiste nous fait évoluer dans des réalités entremêlées, à l’image d’un trajet effectué dans une ville où aux zones de turbulences urbaines succéderaient d’imposantes esplanades surplombées de gratte-ciel, entropiques mesures du désordre autant que de l’homogénéité du système. Promenés tour à tour dans les repères et hors des repères, nous passons aléatoirement de la voie royale à la route dégradée, du club-house à l’entrepôt désaffecté, du grand standard de jazz (« Take the A train ») à sa désintégration même, du baroque à sa désarticulation (« Fly me to the moon ») ou de l’impressionnisme à sa décomposition (« Wholetone » et suivants). Passionnant! Il faut juste faire en sorte de se donner (s’adonner) entièrement à l’écoute, car cette musique reste dans son ensemble exigeante et ne s’accommodera pas d’une distraite audition monoauriculaire ! Et pour les non-initiés, mieux vaut peut-être commencer par le deuxième CD, qui voit Matthew Shipp jouer en solo. En tout les cas cela vaut la peine de découvrir sa musique !
Cosmic leader : quelques mois après les performances live de Art of the improviser, Matthew Shipp devenait le pianiste du saxophoniste alto Darius Jones, pour un duo new-yorkais puissant comme la ville elle-même, et il s’en est suivi une densité quasi oppressante qui domine les 13 plages de l’album. Cette pesanteur tour à tour urbaine (« Mandrakk » – parmi d’autres), poétique (« Weeja Dell » – par exemple) ou humoristique (« Motherboxxx » notamment) nous confronte à des discours très contrastés, d’une compacité extrême, et portant l’exigence d’écoute à son maximum. Autant Art of the improviser constitue une excellente passerelle vers le jazz libre pour les auditeurs non avertis, autant Cosmic leader nécessitera d’avoir vécu des expériences d’écoute de musiques non formelles et sans références. Ou alors on s’y plonge tout de go, et ça passe ou ça casse… À tout le moins se trouve-t-on ici en confiance, face à deux musiciens certes hors repères, mais hors pair également.
Claude Janssens