INLAND EMPIRE
« Les gens veulent comprendre le sens de mes films alors que, bien souvent, ils ne saisissent pas celui de leur propre vie. » S’agissant de ses films, David Lynch juge toute explication superflue. Comme la
lettre volée, la clef se trouve sous les yeux-mêmes du spectateur. La difficulté ne provient pas de l’âpreté des images ni de leur violence, voire de leur laideur - ces éléments sont récurrents au cinéma - mais de l’implication viscérale qu’une telle compréhension requiert. Regarder Inland Empire, c’est le vivre. D’ailleurs, les commentateurs, pour synthétiser la masse informe de ces images, pour la rationaliser autant que possible, parlent de rêve, de cauchemar plutôt. À partir de là tout est dit et le film le plus fou retrouve une signification rassurante.
Bien sûr, la matière avec laquelle travaille Lynch est celle des rêves. Mais au lieu de l’isoler, de l’enfermer proprement dans la nuit ou dans un cerveau malade, il la révulse, il l’exprime comme essence de la vie. Les issues et les lieux de passages, couloirs, portes, téléphones, écrans, fenêtres, prolifèrent sans livrer la moindre issue. Lorsqu’une image s’interrompt brutalement, celle qui lui succède demeure à l’intérieur, dans les profondeurs infinies de cet empire.
Pour résumer Inland Empire, il faudrait pouvoir se résumer soi-même. Évidemment, on y reconnaît les leitmotive du cinéaste, le drame de la jalousie et la souffrance sexuelle, instillés dans la quête labyrinthique de soi-même. Au centre du film, une femme, actrice mais aussi prostituée, polonaise ou américaine, le personnage qu’elle incarne ou qui l’incarne… La vision psychique du cinéaste se radicalise: dédoublements, fusionnements de personnages, contiguïtés de lieux et d’époques lointaines - ceci sans la moindre contradiction. Le génie de Lynch consiste à restituer la vérité complexe de l’être par le paradoxe, c’est-à-dire la juxtaposition d’éléments hétérogènes qui ne s’annulent pas mais coexistent en toute disparité. Les événements reviennent en boucle, sous différents points de vue; l’histoire, vécue de l’intérieur, déformée par la mémoire affective, semble incompréhensible dès que s’annule la hiérarchie artificielle entre réel et fantasme. Ne pouvant s’identifier à personne, le spectateur éprouve le malaise d’un voyeur, témoin forcé d’une répugnante intimité, à moins qu’il ne lâche prise…
La démarche de Lynch, aussi innovante soit-elle au cinéma, s’inscrit bien dans un courant artistique. L’étrangeté tient au fait qu’il mélange les techniques. Par exemple, il filme comme un peintre. Comme chez Bacon dont il s’approprie la vision pessimiste de l’amour, cette misère sexuelle par laquelle les couples ne se rencontrent que dans la lutte et la souffrance; les chambres sont des arènes, souvent baignées de sang, les pièces oranges et vertes ont pour tout mobilier des divans et des tables d’une banalité menaçante et les visages sont vus sous des angles improbables, presque convexes, avec un parti pris manifeste de défiguration. Inland Empire actualise aussi les plans immobiles d’Hopper où les personnages pèsent comme objets du décor. Figés ainsi, ils créent des tensions qui font voler l’image en éclats. L’alternance de ces deux modes d’expression opposés permet à Lynch de travailler l’image en profondeur, de lui appliquer des couches successives qui construisent le sujet bien plus qu’un scénario.
Autre registre, celui du théâtre. Non par la mise en scène, mais par l’intention, encore une fois dirigée vers les tréfonds, en raclant les idées du théâtre de la cruauté, figuré ici par la Pologne et le Théâtre de la Mort de Tadeusz Kantor. Inland Empire se déroule partiellement à Lodz où se trouve la célèbre école de cinéma qu’ont fréquentée Polanski et Wajda. Mais la représentation de la Pologne va au-delà d’un simple hommage à ces cinéastes. Lynch reprend les audaces formelles de Kantor, sa capacité à inverser les rôles du spectateur et de l’acteur dans une succession de tableaux, illustrations plastiques des mécanismes de la mémoire, où rien ne sépare le passé du présent, la vie de la mort, le poétique du trivial. À cela s’ajoute l’omniprésence du grotesque, autre élément fondamental du théâtre polonais (par exemple chez Gombrowicz ou Witkiewicz). Le frivole devient tragique, et le tragique, comique. En y regardant bien, Lynch ne fait pas autre chose lorsqu’il introduit des séquences de chansons légères au cœur même des situations les plus glauques. Le théâtre est un espace artificiel. En révolte contre l’illusion naturaliste qui veut que, le temps du spectacle, le public considère comme réel ce qui se joue sur scène, ces artistes assument radicalement le côté conventionnel et fictionnel de la scène. De la même façon, Lynch met le cinéma au centre de son cinéma: Hollywood, acteurs, réalisateurs, producteurs, décors, écrans, scènes jouées… tout y est, sans cesse, même la caméra est parfois visible. Lynch ne cesse de mettre en avant l’aspect fictionnel de son œuvre, brouillant toutes les narrations et les identifications possibles au cœur de son film.
Ainsi, même s’il se réapproprie parfois l’esthétique et la thématique du film noir, de Fritz Lang à Carpenter, Lynch transgresse tout ce qu’il emprunte par son refus des structures et surtout l’inversion du fond et de la forme: au final, le film est d’un solipsisme radical: le sujet est une illusion du sens. [retour]
Catherine De Poortere