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Pointculture_cms | critique

MANAFON

publié le

One-man monologue (Catherine Thieron)

 

 


One-man monologue

Leader charismatique du groupe Japan dans les années 80, David Sylvian est devenu, avec le temps, une figure appréciée et respectée du paysage musical contemporain. Sa voix et son chant uniques l’ont amené à collaborer avec des musiciens aussi divers que Mark Isham, Robert Fripp, Kenny Wheeler ou Ryuichi Sakamoto, et l’artiste n’a jamais eu peur de se réinventer à chaque nouvel album.

 

dsDigne successeur de When Loud Weather Buffeted Naoshima, installation sonore réalisée pour la fondation du Naoshima Fukutake Art Museum sur l’île de Naoshima au Japon, Manafon est un album dépouillé, paisible et contemplatif qui ne s’encombre pas de fanfreluches : pendant trois ans, David Sylvian a travaillé à Vienne, Tokyo et Londres, improvisant textes et mélodies au fur et à mesure des enregistrements. Des chansons à l’état brut à peine retravaillées par les nombreux invités, dans une volonté commune de voyager léger.

Si la voix du chanteur se déploie comme à son habitude en arabesques chaudes et sensuelles, les arrangements font la part belle à l’improvisation de haut vol via des musiciens chevronnés issus du jazz et des musiques électroacoustiques, tels que John Butcher, Christian Fennesz, Sachiko M., Evan Parker, Eddie Prévost ou Keith Rowe. Les arrangements volontairement discrets contrastent étrangement avec la chaleur vocale du Britannique dont le chant, pour une fois, est d’une sobriété exemplaire, comme si cette économie de moyens l’incitait à davantage de retenue, lui qui a pourtant une fâcheuse tendance au lyrisme et à la prouesse vocale.
Il fait ici preuve de modestie et néanmoins de maestria, privilégiant les subtilités de l’interprétation à la surenchère, et rarement la formule « less is more » ne fut adoptée avec autant d’évidence.

Éclatant volontiers les structures classiques du format « chanson », David Sylvian et ses acolytes ont créé une pièce à la beauté étrange dont les neuf tableaux sonores s’emboîtent avec fluidité. Les lignes mélodiques émanent de la voix seule, une voix posée, maîtrisée, contant des histoires étranges de foi, de suicide et de patriotisme : en ouverture, des « Small Metal Gods » précèdent une vignette autobiographique (« The Rabbit Skinner »), tandis qu’« Emily Dickinson » ferme le bal aux côtés du poète gallois R. S. Thomas. Personnage complexe, homme de foi réputé pour ses élans nationalistes, il fut pasteur en milieu rural au Pays de Galles et passa quatorze années dans la paroisse de Manafon, un lieu qui titilla tant et si bien l’imaginaire de David Sylvian qu’il en fit le titre de son nouvel opus.

Si d’aucuns reprocheront à cet album un certain maniérisme, il est pourtant loin d’être sauvagement expérimental : la musique, il est vrai, est totalement « libre », et pourtant, les structures vocales sont d’une précision remarquable. David Sylvian a d’ailleurs qualifié cet essai de « one-man monologue » : bien que soutenue par un ensemble, la voix reste l’élément central de Manafon et si les différentes interventions sonores sont essentielles pour la mettre en valeur, c’est elle qui, d’un bout à l’autre, donne le ton, le rythme, la mélodie.


Catherine Thieron

 

 

Autour de David Sylvian - pop expérimentale

Le monde de la musique expérimentale se targue souvent, à raison, d’être libéré de toute contrainte, de tout académisme, de toute concession commerciale ; il a pourtant lui aussi ses limites, ses tabous. Il persiste ainsi une forme d’interdit tacite sur deux points : le rythme et la chanson. Le premier étant considéré comme un compromis avec l’utilitarisme de la danse, la seconde pour ses connotations conservatrices. Si la voix a été explorée jusqu’à ses extrémités les plus violentes, ou à l’inverse les plus infinitésimales, si le texte a été déconstruit de toutes les manières possibles ou presque, la chanson, elle, n’a que rarement été acceptée dans la musique improvisée ou dans la musique d’avant-garde.

Le cas de David Sylvian et de son nouvel album Manafon est ainsi intéressant en ce qu’il semble indiquer un changement dans cette prohibition. Comme sur l’album Blemish qui le précède, il s’y entoure d’une dream-team de la musique expérimentale associée au projet de réaliser un album de chanson.
On se souviendra que Sylvian est familier de ce genre d’entreprise et avait déjà par le passé embrigadé Robert Fripp, Holger Czukay ou encore John Hassel pour la même mission de crossover. Ce qui est ici à remarquer c’est que les improvisateurs choisis ont de leur côté commencé le même travail de réconciliation avec la chanson et ont, dans la plupart des cas, déjà entamé une partie du chemin.

C’est ainsi le cas de Burkhard Stangl et de Christof Kurzmann, tous deux présents sur Manafon, et qui incluaient sur leur album Schnee/Live (en 2004) un premier passage chanté, exceptionnellement surprenant dans le contexte de leur musique. Sur un fond de guitare rappelant Derek Bailey (collaborateur de Sylvian lui aussi) et d’informatique minimaliste, Kurzmann entonnait dans son autrichien natal « waun i amoi stirb », une ritournelle qu’on imagine sans fin. Il remettait le couvert avec son projet Magic iD, alternant pièces instrumentales et chansons, tantôt chantées tantôt murmurées par Kurzmann lui-même ou par Margareth Kammerer. Cette volonté de mêler la séduction de la voix, l’importance du texte et l’aventure de l’improvisation se retrouve au sein de nombreuses formations dont les membres ont grandi à la fois au sein d’une culture pop, issue du rock et de la chanson, et de la musique d’avant-garde sous toutes ses formes. On y retrouve des musiciens ayant fait leurs premières armes dans un format de chanson pop avant de se lancer dans l’expérimentation, comme Mark Hollis (avant et après Talk Talk) ou Gastr del Sol (Jim O’Rourke et David Grubbs) ou à l’inverse des improvisateurs tentant la quadrature du cercle en alliant deux méthodes de travail très différentes, la structure éclatée de l’expérimentation et les contraintes du texte, comme Autistic Daughters, Renato Rinaldi ou ¾ Had Been Eliminated.

Que ce soit en important leur pratique musicale sur le territoire de la chanson, ou l’inverse, l’idée de trouver un terrain d’entente à ces deux démarches, sans créer de relation hiérarchique entre les deux, qui ravalerait l’une au rang de simple accompagnement de l’autre, ou de simple ornementation, suppose une égale maîtrise de chacune, afin de savoir quels ajustements sont possibles sans rien renier de ce qui en fait l’intérêt. Car il ne suffit pas de coller une voix sur une musique, mais bien, comme l’indique le disque de David Sylvian, de savoir quelles sont les forces qui président aux destinées de l’une et l’autre. On n’écoute pas un texte comme on écoute une improvisation, et le langage de chacune comporte constamment le risque de parasiter l’autre. Comme l’alliance du son et de l’image au cinéma, il s’agit de trouver un équilibre entre ce qui tire le spectateur vers l’abstraction et ce qui lui fournit des données concrètes à traiter. Cet accord est réussi lorsque la matière est partagée au lieu d’être répartie distinctement et où un mouvement commun émerge du résultat final. On ne greffe pas simplement de l’affect sur un paysage sonore ; celui-ci doit comporter en lui, en germe, la possibilité d’inclure une perspective humaine.


Benoit Deuxant

Sélec 8

 

 

 

 

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