« Délicieux » : un film d'Éric Besnard
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Savoir manger
C’est en France, à la veille de la Révolution, qu’apparait le concept de restaurant, suivi de toutes les implications socio-anthropologiques que son émergence charrie avec lui. Non pas au fin fond du Cantal comme le suggère cette nouvelle réalisation d’Éric Besnard, mais bien à Paris, dans le quartier du Palais-Royal. Qu’à cela ne tienne puisque, davantage que reconstituer ce phénomène selon la rigueur de ses développements historiques, Délicieux entend surtout dépeindre un ordre social au sein duquel les plaisirs de la chère demeurent l’apanage d’une aristocratie vacillante.
D’ores et déjà délestée de son influence politique, bientôt de tous ses privilèges matériels, la noblesse – ici symbolisée par le personnage fictif du Duc de Chamfort (Benjmain Lavernhe) – ne possède plus que les raffinements de la table pour se distinguer du commun des mortels. En effet, bien que dotée de papilles gustatives, la plèbe ne saurait concevoir autrement l’action de se nourrir que comme un impératif mécanique visant à la prosaïque reproduction de ses conditions matérielles d’existence… Péremptoire, le sang bleu l’affirme : « Savoir manger est un art ».
Une articulation entre critique sociale et préoccupation écologique – déjà présente dans les écrits d’un contemporain de Manceron tel que Jean-Jacques Rousseau ! – qui constitue là l’une des dimensions du film. — »
Marqueur social par excellence dont les effets sont, encore aujourd’hui, structurants dans la société française, la gastronomie de ce XVIIIème siècle constitue, pour ses dépositaires, un levier puissant en vue de façonner l’habitus de ses sujets selon une échelle de valeur qu’elle aura elle-même établie : ce savoir-être de la table revient avant tout à préférer ceci à cela, qu’on laissera aux autres, eux-mêmes supposés se cantonner à ce qui leur est sociologiquement prescrit. Un élitisme inconséquent qui n’est pas du goût de Pierre Manceron (Grégory Gadebois), officier de bouche au service du palais du Duc de Chamfort.
Comme par écho à l’un des enjeux majeurs du XXIème siècle, c’est à travers son personnage d’un autre temps qu’Éric Besnard se fend d’une réflexion ô combien actuelle sur la provenance des denrées : cannelle, safran et autres épices orientales ne devraient en aucun cas prévaloir sur des produits du terroir que sont l’échalote, l’estragon… et la pomme de terre, ce tubercule terreux jugé indigne de figurer dans l’assiette des gens de haute extraction. De la nourriture de cochons, disent-ils. Une articulation entre critique sociale et préoccupation écologique – déjà présente dans les écrits d’un contemporain de Manceron tel que Jean-Jacques Rousseau ! – qui constitue là l’une des dimensions du film. Et puisque chacun connait sa place dans l’agencement, supposé naturel, de la hiérarchie humaine, les initiatives personnelles sont à proscrire. A l’image du délicieux, cette recette, créée pour les besoins du script, qui vaudra au principal protagoniste d’être renvoyé par le Duc de Chamfort.
Les nouveaux-nés de la Révolution
Vient donc le temps de l’exil, quelque part sur les routes d’Auvergne, sans nourrir d’autre ambition que celle d’aubergiste de province… jusqu’à l’arrivée de Louise (Isabelle Carré) qui, quoique rendue indispensable à la réussite future de l’entreprise de Manceron, entraîne avec elle sa part d’intrigue. Si l’on taira ici les motivations tortueuses qui l’exhortent à se faire engager en tant qu’apprentie – en dépit du fait que « les femmes n’entendent rien à la cuisine » –, la nouvelle venue n’en devient pas moins le catalyseur scénaristique qui amorce la mue de l’ancien serviteur de château en restaurateur du petit peuple. De par son seul sexe exclue de la lutte qui se joue alors entre Tiers-État et noblesse, le personnage de Louise témoigne d’un féminisme sous-jacent par lequel le réalisateur fait advenir cette révolution avant la lettre.
« Le film d’Éric Besnard reconstitue les premiers émois de ce jeune couple que constituent libéralisme et démocratie, tout juste libérés du joug totalitaire de la féodalité. — »
Dans un contexte de famine généralisée – lequel est, sinon montré à l’image, du moins martelé à longueur de séquences –, la bombance à laquelle on s’adonne dans les salles de banquet produit un contraste d’autant plus indécent qu’elle prend la forme d’une véritable gabegie. Comme le pressent à raison le fils de Manceron, Benjamin, « le peuple ne supportera plus longtemps le spectacle du gâchis », formule puissante qui retranscrit le bouillonnement à l’œuvre dans les angles-morts de l’aristocratie.
Personnifié par l’adolescent érudit, ce souffle révolutionnaire s’appuie sur l’autorité des Lumières pour donner le jour à un avant-gardisme dont les principes de liberté et d’égalité sont les maitres-mots, sans même que la pondération de ces valeurs cardinales au sein du nouveau paradigme républicain n’ait pu faire l'objet d'un débat politique. En cela, le film d’Éric Besnard reconstitue les premiers émois de ce jeune couple que constituent libéralisme et démocratie, tout juste libérés du joug totalitaire de la féodalité. Entre latitude nouvellement acquise pour entreprendre et balbutiements du divertissement populaire en tant qu’objet de consommation, Délicieux se présente comme un instantané d’une mutation sociétale sans précédent.
Simon Delwart
Crédits images : Cinéart
Agenda des projections
Sortie en Belgique le 15 septembre 2021.
Distribution : Cinéart
Le film est programmé dans la plupart des salles de Belgique francophone.
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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