Des révoltes qui font date #43
14 juin 2018 // Mobilisations populaires en marge de la loi sur la dépénalisation de l'avortement en Argentine
Argentine, 14 juin 2018. Un projet de loi sur la dépénalisation de l’avortement est adopté par les députés au terme d’un débat ininterrompu de vingt-trois heures. C’est dire l’ampleur de la controverse qui agite un pays à majorité catholique au sein duquel le recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est considéré comme un crime passible de quatre années d’emprisonnement. La veille déjà, plusieurs centaines de milliers de personnes se pressent dans les rues de Buenos Aires, dans l’attente fébrile d’un verdict de nature à marquer l’histoire nationale. Cette nouvelle loi, votée à une faible majorité de 129 contre 125 voix et une abstention, est supposée permettre à toute femme qui en fait la demande d’avorter durant les quatorze premières semaines de sa grossesse. Mais le processus parlementaire n’est pas une fin en soi : il revient dès lors au Sénat de confirmer l’adoption du texte, délivrance qui n’aura lieu que deux ans plus tard, le 30 décembre 2020...
En Argentine, la lutte pour un avortement légal, sûr et gratuit n’est pas née de la dernière averse. À l’image de la rigidité de la législation, puisque le code pénal de 1921 prévoit déjà les exceptions selon lesquelles il est permis d’interrompre une grossesse. Sans surprise, celles-ci correspondent à des cas de force majeure : des suites d’un viol, d’un danger pour la santé de la femme enceinte et d’une malformation du fœtus proscrivant la vie extra-utérine. En dépit de quoi, entre 300 000 et 500 000 femmes avortent chaque année sur le territoire argentin, d’après une étude de 2005 commanditée par le ministère de la Santé. Les ONG estiment que 100 à 300 d’entre elles décèdent ainsi d’une IVG clandestine, problème de santé publique majeur qui a finalement eu raison de résistances religieuses profondément enracinées au cœur même du pouvoir législatif. C’est donc ce dialogue de sourds entre le camp dit des « pro-choix » et celui des « pro-vie » que relate le documentaire de Juan Solanas, Femmes d’Argentine (Que Sea Ley).
Dès 2005, le cinéaste accouche d’un premier long métrage de fiction baptisé Nordeste, signe précoce de préoccupations pour la condition féminine et la question de la maternité. D’un militantisme assumé, cette fiction aborde une conjoncture réelle, celle de la misère d’une frange de la population argentine acculée au trafic d’enfants. La faculté de procréer y apparaît dans toute sa dualité, à la fois bénédiction et infortune selon l’origine sociale de celle qui en hérite… ou s’en voit privée. Cette iniquité donne lieu à un marché funeste – fondé sur l’élémentaire loi de l’offre et de la demande – où la vie humaine est alors âprement monnayée. Une problématique étroitement confondue avec celle de l’avortement illicite, laquelle fait tout autant l’objet d’un business parallèle des plus juteux dont les bénéfices profitent essentiellement à un pan de la gent masculine détentrice de diplômes de médecine. Outre la religiosité du pays, la protection de ces intérêts occultes agirait comme un frein à la lutte féministe à l’œuvre en Argentine, ce qui est suggéré, sans être approfondi, par le documentaire de Juan Solanas.
Construit autour du suspense entourant la décision sénatoriale, qui s’avère déceptive, le film du cinéaste argentin prend son intérêt dans l’ébauche progressive des enjeux locaux adossés à la question de l’avortement. Une esquisse qui s’affine au gré de portraits d’individus brossés selon le dispositif traditionnel de l’entretien, couplé à des séquences de mobilisations populaires. D’abord caricatural par son montage, le film met en regard des témoignages de militantes féministes pro-choix et la captation d’un rassemblement évangéliste sur fond de prières psalmodiées, crucifix brandis et responsabilisation parentale. Le contraste ainsi marqué n’a pas particulièrement vocation à faire dialoguer des camps en apparence irréconciliables, celui d’agents politisés au discours élaboré et empreint de tolérance face à un attroupement de fanatiques religieux moralisateurs. Cette présentation manichéenne des acteurs du débat suggère un parti pris dans le chef de Juan Solanas, constat qu’il est pertinent de faire quelle que soit sa position personnelle sur la question de l’IVG : le film induit ce que son réalisateur considère comme raisonnable, jouant sur la dissonance des propos et des images.
Si l’effort de nuance se fait quelque peu attendre, il finit par survenir et prend de l’ampleur à mesure que le film s’épanouit. À ceux qui pensent que croyance et promotion du libre choix ne peuvent émaner d’un même individu, Juan Solanas oppose un panel bigarré d’intervenants atypiques dont la posture permet de repenser le débat en des termes moins binaires : prêtre pro-choix, théologienne féministe, gynécologue catholique pratiquante… Chacun à sa manière fait montre d’une certaine forme de repentance quant à ses opinions et pratiques antérieures, épiphanie ayant trouvé sa source dans la confrontation salvatrice de leur idéal religieux avec une réalité matérielle insoutenable, celle de ces 50 000 à 70 000 femmes admises chaque année d’urgence dans les hôpitaux publics argentins pour cause d’IVG clandestine. A contrario, on peut regretter que chaque intervenant choisi pour illustrer la position anti-avortement apparaisse accusateur et sentencieux, comme si la gradation n'était imaginable que dans un sens : n'existe-t-il donc aucun discours pro-vie un tant soit peu modéré ? Sans doute touche-t-on là à la limite du documentaire militant.
Texte : Simon Delwart
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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Cet article fait partie du dossier 8 mars 2021.
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