PLOUC
Pourquoi « plouc » ? Plouc, c'est généralement
péjoratif. Quelqu'un qui n'assimile pas les bons usages. Mal dégrossi,
largué, ne comprenant pas le mouvement, n'évoluant pas, primaire.
C'est cela qui rayonne dans le nouvel album d'Annegarn. Le côté
« attachement au plancher des vaches » inhérent
au vocable « plouc ». Alors qu'on ne parle que de réseau,
de connexions mondiales, de globalisation, Annegarn-Plouc se campe les deux
pieds sur terre, chante le local, le proche des gens. Un universel qui part
du bas, avec toute sa complexité et ses particularités, au lieu
de s'imposer par le haut en force réductrice. D'où la fanfare.
Cette manière de jeter l'ancre dans la « fête au village ».
La simple ivresse de se retrouver, la promiscuité rurale et ses convoitises
immédiates en lieu et place des désirs dérivés vers
des modèles lointains, « le cul de Cunégonde, rondes
et bonde, comme une cerise ronde ». La fanfare, ici, n'embraie pas
sur la mode du festif à tous crins. Elle est depuis longtemps dans les
chansons d'Annegarn. Elle va de pair avec son intérêt pour les
vieilles coutumes, la colombophilie, l'haltérophilie de quartier, les
métiers du cirque, le marchand de limonade, l'éleveuse d'oies,
l'éclusier. Elle a aussi une dimension « chanson de lutte,
de résistance ». Comme le cor et le tuba qui portent superbement
Beau bateau . Oriflamme sonore qui cavalcade autour des mots, de la
voix. Un chant du naufrage de l'être, un chant sur l'échouage complet,
le décalage total, où la beauté de l'image accentue la
détresse : « C'est un beau bateau au milieu de la campagne/
C'est un vieux vaisseau échu/ C'est un paquebot tout en bas de la montagne/
C'est un gros cargo perdu ». C'est là-dessus qu'il bâtit
son chant de lutte, de résistance. Une musique épurée qui
cherche à impulser de l'allant, à partir d'une douleur, d'une
détresse par où on éprouve toute sa singularité.
Sa différence. Justement ce qu'il convient de préserver et de
partager, de traduire vers l'autre. Plouc commence et finit par des
flonflons fusionnels et discordants à la fois, par des clins d'yeux à
un autre grand différent : Bobby Lapointe, « Je pêche,
je pêche, je pêche par paresse/ Paraisse, paraisse, qui peut / Qui
peut, qui peut, qui peut peu/ Qui peut pas, peut peu ».
Au fil de ses derniers albums, Annegarn cultive les liens entre sa géographie intime, sentimentale, métaphysique et les problématiques géopolitiques actuelles. Sans recourir à une rhétorique dite engagée, convenue, forcément politiquement correcte. Ç a passe par des images, des saluts solidaires, de connivence, des bouts métaphoriques, des dynamiques d'historiettes décalées. C'est une chanson de conscience. Quoi qu'il chante, on sent toujours cette préoccupation du monde, cette attention à un espace le plus large possible. Et aux gens qui le peuplent. Le sort des gens qui vivent dans les zones délaissées par la globalisation, à l'Est ou en Afrique, le préoccupe. Plus que ça : lui met les nerfs à vif, mobilise son lyrisme terrien/aérien. Il en parle à travers ses propres émotions, son être au monde, lui-même malmené face à une globalisation des imaginaires. Il trace des équivalences entre la minorité qu'il est et toutes les autres minorités fragilisées. Il crée une empathie interculturelle. Par le biais de personnages qui traversent ses chansons : Mohand, Soleyman… Il aime mettre en avant ce qui peut faire la fierté de ces délaissés, de ces cultures fantastiques reléguées en marge du monde occidental en marche. Peu de chanteurs ont évoqué comme lui le drame des personnes qui migrent sous la contrainte économique, avec le rêve d'une terre promise et de ses mirages publicitaires; ainsi dans son album précédent, « Gibraltar est une pute sacrée/ Faut payer le passeur en pesetas ». L'évocation d'un grand poète pour s'étonner qu'on laisse aujourd'hui un peuple sans voix démocratique. La noblesse naturelle des personnes à la recherche paradoxale de l'eau, si difficile à trouver pour survivre, et pourtant immanente, principe de vie, nos corps sont faits d'eau, L'eau est là , chanson à la dramaturgie saisissante, contrastée, flamboyante, bataille de désert et d'oasis. Cela donne aussi un peu ces élancements compassionnels dans sa prosodie, reliquats judéo-chrétiens hollandais, dont il joue, à partir de quoi du second degré jaillit. L'histoire, celle des autres, la sienne, est toujours prise en compte, n'est jamais évincée. Il chante son arborescence complète, complexe, sans rien renier : « Je suis Jésus, je suis Joseph / Je suis Johnny, je suis Elvis ». Il s'incorpore dans des fables qui remontent à la nuit des temps. Il utilise aussi la fable pour rappeler que des horreurs immémoriales sont toujours d'actualité, revêtent des traits contemporains. 3 petits cochons, chanson intemporelle sur l'abjection d'aller faire la guerre, « comme on va chercher son pain ». Les charniers évoqués au détour d'un vers sont, eux, très récents. Et la tournure guillerette, innocente, accentue la banalisation de la guerre omniprésente, mais lointaine.
Annegarn reste un Bébé éléphant égaré. Un enfant. Il interroge le fait d'être enfant, de naître, de surgir dans le vivant, dans l'humain. Avec des interrogations. Des angoisses d'enfant perdu, qui ne voit plus ses parents. « Temps en temps je me sens un enfant sans mère ». Ses chansons sont envahies par le temps qui passe, l'âge, et dans Plouc , ça lui permet d'aller plus directement encore au cordon maternel. « Maman, Maman/ Tu m'as mis au monde prématurément/ Maman, Maman/ je serais bien resté un peu plus longtemps. » D'où une sorte de dépression, un tangage, une force qui masque la faiblesse, un blues batave. Il enchaîne avec ce sentiment d'être transparent, de n'être ni vu, ni entendu, ni senti, Qui m'entend ?. Pour thématiser la difficulté de trouver « l'âme sœur, l'âme frère ». « Beaucoup de temps passé à attendre ». Si au fil de ses albums, l'homosexualité perce dans ses chansons d'amour, en général il ne clame pas de genre. Il ne discrimine pas. Que l'on soit homme ou femme, l'âme sœur a autant d'importance que l'âme frère. C'est pour cela que les sentiments chantés, chez lui, ont une telle profondeur intrigante. Sa manière de s'offrir au sentiment de l'autre, de faire l'article, n'a jamais été conventionnelle. Il se situe du côté de ceux qui inventent un nouvel homme. Son rapport à la langue française joue un rôle certainement important dans cette recherche. Tout en la maîtrisant impeccablement, il explore son étrangeté dans cette langue. Il a changé en poésie les accidents qui se produisaient entre sa langue maternelle et sa langue d'adoption. Au niveau des schémas mentaux correspondants. Accidents qui concernent les genres, les rôles que la langue veut faire jouer aux hommes, aux choses, aux animaux, aux plantes… La langue d'Annegarn se moque, casse, déroute, égare et trouve un chant nouveau de retrouvailles avec les peines et les joies; elle sème désaccords et décolle, enivre, trace tangentes et loopings vers de nouveaux accords à contre-temps. « Accordons, accordons, accordons nos violons ».
Dans la foulée, réécoutez :
« Approche-toi » ( )
« Adieu Verdure » ( )
« Un' Ombre » ( )
( Pierre Hemptinne)