DESPERATE MAN BLUES
Alan Lomax et Joe Bussard, les deux hommes âgés dont ces deux documentaires dressent un portrait sensible ont passé leurs vies sur les routes à la recherche de musiques. Respectivement collecteur et collectionneur, le premier enregistrait les musiques des oubliés de la Culture établie (prisonniers, paysans, ouvriers, pêcheurs…) tandis que le second, au cours des années cinquante et soixante, sauva de l'oubli et de la destruction quelques milliers de disques 78 tours que l'arrivée de la radio, de la télévision et du microsillon avaient rendu prétendument obsolètes. Collecteur et collectionneur, quatre lettres de différence, première et seconde main: points communs et divergences entre les deux hommes, ressemblances et dissemblances entre les deux films.
Né en 1915 et mort en 2002 (peu de temps après le tournage de certaines séquences du documentaire), Alan Lomax fut, comme son père John Lomax (1867-1947), un folkloriste et musicologue américain. Sur le terrain - aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Espagne, en Italie, dans les Caraïbes… - il consacra sa vie entière à enregistrer des dizaines de milliers de chansons populaires souvent menacées parce que, jusqu'alors, uniquement conservées par la mémoire orale et le passage de témoins, des plus vieux aux plus jeunes. Un passage de témoins en train de se gripper au milieu du vingtième siècle… [Pour plus de détails sur Alan Lomax, lire sur notre site le passionnant portrait qu'en dresse Étienne Bours – sans oublier discographie, bibliographie et interview par Henri Lecomte]
Quand, vers 2001, le documentariste amstellodamois Rogier Kappers, admirateur de longue date d'Alan Lomax peut enfin commencer à tourner son portrait cinématographique, Lomax fortement marqué des suites d'une hémorragie cérébrale peut encore écouter ses questions, les comprendre, mais ne peut plus y répondre. Le film débute d'ailleurs par l'écoute - quasi sans réaction intelligible - par Lomax de l'article «The Saga of the Folksong Hunter» qu'il avait écrit quarante ans auparavant pour la HiFi Stereo Revue et que lui lit sa fille: «La moindre petite branche de la famille humaine a taillé son rêve dans le roc dans lequel elle s'enracine. Des rêves réels et parfois douloureux, mais qui sont toujours à la mesure de leur parcelle de terre. Toutes ces manières d'exprimer le sentiment, nous les devons à des générations de poètes inconnus, de musiciens et d'âmes humaines. Nous qui vivons à l'ère des avions et de la bombe atomique, nous sommes en train de rayer ce folklore original de la surface de la terre. Seuls quelques rares folkloristes sentimentaux comme moi-même semblent apparemment troublés par cette perspective. Mais, demain lorsqu'il sera trop tard, lorsque le monde entier s'ennuiera de l'offre de la musique vidéo de masse, nos descendants nous mépriseront de nous être débarrassés du meilleur de nos cultures». Coupé de la précieuse parole de son sujet principal, le cinéaste se trouve obligé de faire parler d'autres personnes et décide de prendre la route (dans un vieux petit camping-car VW cousin de celui que conduisait son «idole», à l'époque) vers les lieux-clés des enregistrements européens de Lomax: l'Écosse, les Îles Hébrides, la Galice, l'Italie…
Au cours de ce road movie, Kappers retrouve et filme de précieux témoins - collaborateurs, complices ou musiciens enregistrés jadis lors des campagnes de collectage musical de Lomax. Leur repassant des enregistrements vieux de cinquante ans, en quelques secondes à peine le temps s'accélère, se rembobine, l'émotion perle à la commissure des yeux et des lèvres et les langues se délient… En Écosse, un homme réentend la voix de son père décédé; en Galice, trois vieilles femmes dans le jardin de leur maison de retraite réécoutent, sur un ghettoblaster bien d'aujourd'hui, une chanson de leurs vingt ans… Des chansons, des rythmes et des mots très souvent liés au monde du travail: chansons de foulage de la laine, chansons d'ouvriers carriers, de bergers ou de pêcheurs. Jusqu'à la saisissante séquence italienne commentée par le trop méconnu documentariste Vittorio de Seta sur la pêche à l'espadon filmée par lui en 1954 («Lu tempu di pisci spata», son premier film) et sur ce que cette même pêche est devenue aujourd'hui - bateaux dix fois plus imposants et plus stables mais… poissons dix fois plus rares - et sur la prémonition, partagée à l'époque par Lomax et De Seta, d'un monde en train de disparaître dont il fallait, au moins, garder quelques - dernières - traces. Ou comme l'explique en d'autres mots la pétillante ethnomusicologue nonagénaire Henrietta Yurchenco: «[Alan] a changé la conception que les Américains avaient de la société en marge de l'élite. Il y avait la classe cultivée avec ses livres et ses auteurs… Et la classe supérieure snob qui était convaincue que toute culture devait suivre un schéma particulier, leur schéma. Mais Alan fut réellement la personne qui a fait comprendre à toute la société américaine que les pauvres ont également une culture. Et bien plus encore, que cette culture est précieuse, aussi valable que toute autre culture».
Les passages sur les contradictions entre un Alan Lomax très conscient de son Grand Œuvre (et du temps qui viendrait sûrement à lui manquer pour réaliser sa mission, dans toute son étendue, endéans le temps de vie qui allait lui être imparti) et un père et mari très très souvent en voyage et donc rarement présent auprès des siens, ne représentent pas la partie du documentaire qui m'intéresse le plus. Mais, en même temps, cette ambiguïté fréquente entre Grand Homme public et petit homme au foyer est rarement énoncée et empêche ici le film de sombrer dans une hagiographie qui n'aurait pas trop correspondu au caractère de Lomax. Au final, «Lomax – The Songhunter» est un grand film sur le paysage, le paysage géophysique et le paysage humain, les langues, les accents, le temps qui passe, les visages qui se rident et le feu intérieur qui continue à brûler de plus belle dans la petite chaudière intérieure de très belles vieilles personnes…
Filmé par le documentariste australien Edward Gillan, Joe Bussard est un collectionneur de 78 tours du Maryland. Collectionneur et non collecteur: sa soif insatiable de musique intervient donc à un autre stade - plus tardif - du parcours de l'œuvre musicale que celle de collecteurs tels que Lomax. Quand Joe Bussard entre en scène, il faut déjà que quelqu'un - collecteur in situ ou ingénieur du son dans un studio - ait enregistré la chanson, qu'une autre personne l'ait commercialisée et qu'un troisième larron l'ait achetée… et, même, ait fini par s'en lasser ou s'en soit désintéressé. Comme aux cours de ces années cinquante bénies pour tous les collectionneurs - du dire même de Joe Bussard - où le leurre du progrès et de la modernité faisait considérer comme quasi-déchets obsolètes tous les objets hérités du passé - même d'un passé encore récent. Une époque où collectionner des disques ne se résumait pas à taper des noms dans le moteur de recherche d'eBay - et à y mettre le prix - mais où cela demandait un peu plus d'efforts et de don de soi: des dizaines - voire des centaines - de milliers de kilomètres d'expéditions automobiles dans le Sud des États-Unis jusque dans les no (rich) man's land les plus reculés de l'Amérique rurale et pauvre, là où parfois il n'y avait plus ni routes, ni ponts et où il ne restait plus qu'à enlever ses chaussures, remonter son pantalon pour traverser à gué des rivières glaciales! Une entreprise géante et méthodique de porte-à-porte par laquelle Bussard pouvait ramener par week-end quatre cents à cinq cents disques!
Par ailleurs, autant Alan Lomax était ouvert et curieux («[En 1947 déjà], il était en quête de toutes sortes de musiques» explique la chanteuse et joueuse d'Apalachian dulcimer Jean Ritchie), autant les centres d'intérêts musicaux de Joe Bussard sont - en tout cas chronologiquement - plus resserrés: les années vingt. Point! Ou presque… Décennie magique de musiciens non professionnels, trempés dans la musique au quotidien, enfants, adultes et vieillards, de trois à quatre-vingts ans, jouant souvent dans des groupes familiaux et qui, se voyant offrir «trois minutes d'immortalité» lors d'une inespérée séance de field recording, donnaient tout, sans compter, sans arrière-pensées. Pas comme le rock que Joe considère comme une «musique pour bambins du jardin d'enfants» (dans les années septante, il fit voler comme un frisbee un LP de John Lennon ramené par sa fille à la maison!).
Si «Lomax - The Songhunter» est un road movie, «Desperate Man Blues», à quelques exceptions près, est un film sédentaire, quasiment un room movie, cantonné dans la cave aux trésors de Joe Bussard. Et c'est peut-être le principal point fort du film d'avoir inventé un truc de mise en scène - une sorte de rituel - aussi simple que répétitif: Joe Bussard va saisir un des vingt-cinq mille disques de sa collection, l'extrait précautionneusement de sa pochette en carton brun, en dévoile le souvent splendide rond central, le place sur la platine et pose l'aiguille sur le sillon… Ici aussi, comme quand Kappers fait réécouter les bandes de Lomax aux témoins qu'il retrouve, une sorte de miracle musical s'opère… Il faut voir la jubilation de ce vieil homme en bermuda et pantoufles, ses yeux pétiller, les deux commissures de ses lèvres souriantes presque se rejoindre à l'arrière de son crâne, ses mains tapoter des rythmes endiablés sur ses cuisses… Edward Gillan filme une réalité fondamentale mais trop souvent absente des documentaires musicaux: l'écoute. Et la générosité débordante de l'écoute de Bussard balaye immédiatement toutes nos éventuelles réserves quant à ses a priori ou œillères musicales. Une générosité qui profite désormais à la collectivité via les sorties discographiques de certains joyaux de la collection de Bussard sur son label Fonotone.
[Ce deuxième film n'est malheureusement disponible qu'en v.o. américaine non sous-titrée… mais la langue utilisée est assez abordable et, même dans le cas de spectateurs peu anglophones, il reste l'impact direct de la musique proposée par le vieil homme… ainsi que son plaisir très physique à la réécouter qui se passent très bien de mots et de sous-titres]
Philippe Delvosalle
Pour approfondir le sujet, lisez l'article de Benoit Deuxant sur la compilation "Black Mirror. Reflections in Global Music".