SEA OF TEARS
Plus roots que folk, la musique d’Eilen Jewell, se distingue par son coté volontairement brut, direct. On a souvent parlé à son propos, à l’écoute de ses deux premiers albums, de ses nombreuses influences. Loin d’être simplement « americana », terme parapluie pour dire tout et n’importe quoi, elle accumulait dans ses références une liste de styles typiquement américains comme le folk, la country, le western swing, le blues de Chicago, le garage-rock du Midwest, le rockabilly, ou le jazz. Sans faire ouvrage d’archéologie, elle y rassemblait ainsi un répertoire empreint de styles populaires remontant à une période sommairement décrite comme « d’avant les Beatles ». Sur ce troisième album, sorti chez Signature Sounds, elle ajoute encore d’autres pistes, plus inhabituelles dans le circuit roots. Remontant à ses premiers souvenirs musicaux, avant qu’elle ne se lance dans le folk après avoir découvert Woody Guthrie, elle se rappelle avoir passé sa jeunesse à écouter Elvis Presley, Buddy Holly, et plus tard les Animals et les Kinks. On le voit, on est loin de l’orthodoxie folk, et plutôt du côté des guitares électriques. On échappe également au piège du protectionnisme culturel pour aborder le fertile échange intercontinental qui vit le Rhythm & Blues américain et le garage européen de la « British Invasion » des années soixante, rivaliser et s’influencer mutuellement. Ce nouvel album poursuit donc le métissage musical et le résultat n’en est que plus personnel. Ainsi aux côtés de ses propres compositions, ou d’un standard country comme « Darkest Day » de Loretta Lynn – on a la surprise de trouver une reprise des Them de Van Morrison, « I’m Gonna Dress in Black », ou une très belle version de « Shakin’ All Over », standard du rock’n’roll britannique des années soixante, créé par Johnny Kidd and the Pirates, puis popularisé par Vince Taylor. Des escapades qui lui faisaient craindre des retours de bâtons critiques semblables à ceux qui ont fustigé Bob Dylan quand il est passé à l’électricité. Mais pour elle, l’authenticité est ailleurs que dans la forme, et son album, par son apparente simplicité et sa rudesse rafraîchissante, prouve qu’elle avait raison. Sans se préoccuper d’effets de style, le disque va directement à l’essentiel, les chansons, et leur cortège de misère et d’espoirs, de passions, de ruptures, de désir et d’abandons. Le tout interprété avec une voix aussi à l’aise dans la ballade country que dans la gouaille rock’n’roll.
Benoît Deuxant