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Pointculture_cms | critique

REQUIEM POUR UN MASSACRE [VIENS ET VOIS]

publié le

Tuez Hitler C’est par cette injonction brutale que tout aurait dû commencer mais, dans les années 80, le nom de Hitler est encore tabou pour les Soviétiques, aussi, entre autres obstacles, Elem Klimov est-il contraint de chercher un autre titre à son […]

Tuez Hitler C’est par cette injonction brutale que tout aurait dû commencer mais, dans les années 80, le nom de Hitler est encore tabou pour les Soviétiques, aussi, entre autres obstacles, Elem Klimov est-il contraint de chercher un autre titre à son film. Pour surmonter son désarroi, il recourt à une vieille superstition russe, ouvrir la Bible au hasard et en isoler un passage. C’est ainsi qu’il exhume de l’Apocalypse cet ordre terrible, malheureusement oublié dans sa version française: Va et regarde !

Ce qu’il exige du spectateur, il l’a d’abord vécu lui-même. Né en 1933 à Stalingrad, il est confronté très jeune à la guerre, fasciné par les flammes et le sang. Confusément, cette expérience devient pour lui une obligation morale - témoigner - ou plutôt revivre, cette fois-ci en pleine conscience, catharsis nécessaire à la culpabilité d’avoir regardé sans agir.

L’histoire se passe en Biélorussie, en 1943. Les nazis occupent déjà le territoire et pratiquent l’épuration ethnique de village en village. Un garçon de treize ans, Fliora, rejoint la résistance. Sa trajectoire intime peut se lire sur son visage: l’enthousiasme initial, son sourire ingénu, laissent place à un rictus saisissant, incrusté dans une peau prématurément vieillie. Cette physionomie, que toute enfance a désertée, reste paradoxalement humaine, sensible; par contraste, les traits lisses d’un jeune Allemand qui, bien que prisonnier, continue à professer sa foi dans la Race Germanique, manifestent une insoutenable absence d’humanité. Focalisée sur Fliora, l’image induit l’identification exacerbée annoncée par le titre, car ce visage marque à rebours la souffrance qu’éprouve le spectateur devant ce massacre, elle la traduit si bien qu’on ne peut pas en détourner les yeux. Le visage du garçon sert à la fois de catalyseur et d’exutoire à l’insoutenable.

Des nappes sonores qui se superposent les unes aux autres, la bande-son participe à la texture sensuellement cruelle du film - grondement continu de l’avion allemand, foisonnement des bruits naturels, frémissements végétaux, cris et claquements animaux, tirs frénétiques des armes et enfin, dernière couche lointaine, presque éthérée, le Requiem de Mozart.

Peu connu, ce film occupe néanmoins une place légitime aux côtés des titres de référence du cinéma de guerre. En premier lieu, on pense à L’enfance d’Ivan (1962), de Tarkovsky, illustre prédécesseur russe, avec lequel il partage cette exigence esthétique morale par laquelle tourner un film devient un acte quasi religieux («Le film devrait être pour l’auteur et pour le spectateur un acte moral purificateur.»), même si le constat final est, justement, l’absence de Dieu. Une spiritualité émane encore de la terre russe, épaisse, humide, dans laquelle s’embourbe Floria, mais qui le protège aussi, mère ultime, des bombes et de sa propre folie. Désincrustée de l’Histoire, la guerre exprime la condition monstrueuse de l’humanité. Sacrifices, orgies de violence, absurdité – splendeur indifférente de la Nature. Et ici, on retrouve un autre grand cinéaste, Terrence Malick, qui, lui aussi, aborde la guerre sous un angle métaphysique. Son film, The Thin Red Line (1998), opère un ultime glissement, conséquence logique d’une représentation panthéiste du monde: l’homme quitte le point focal de l’écran, il erre, désormais, dans des plans ‘déshiérarchisés’; le monde s’inscrit en lui par osmose, mais lui-même n’y a plus de fonction claire, sinon perpétuer les cycles de vie et de mort.

Après ce film, Elem Klimov n’a plus rien tourné. Pour lui, autant que pour son acteur le formidable Alexeï Kravtchenko, le tournage fut extrêmement éprouvant, à la fois par le combat qu’il dut mener contre les autorités soviétiques, que par celui qu’il vécut intérieurement pour extraire une réalité aussi dure de sa propre mémoire. Chaque guerre suscite toujours cette même question désespérée: y a-t-il encore, après l’horreur absolue, la possibilité d’un art ?

Catherine De Poortere

 

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