Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | critique

SONNEURS DE RIVETS (LES)

publié le

PRENDRE L’EMPREINTE DU TRAVAIL INDUSTRIEL

 

L’usine est cette évidence du paysage que le regard veut abstraire, intruse, elle épuise l’espace où elle s’évase, indésirable, nécessité tacite. Sa mise à l’écart entraîne celle de ses hommes, les efface à moitié : les ouvriers, l’usine les avale et c’est presque à la dérobée qu’ils oeuvrent, regroupés, renommés masses, bras, voix, sueurs, forces. Pourtant, voici deux documents qui donnent accès à d’autres points de vue, qui, en marge d’évidentes considérations économiques ou fonctionnelles fonctionnelles, privilégient le lien sensible, fortuit, entre l’usine et le monde extérieur. Certes, on y entre par la petite porte, non pas celle, prétendument objective, officielle, engagée, du documentaire, mais celle, ténue et discrète de l’enquête : filiale pour Le Geste ordinaire, musicale pour Les Sonneurs de rivets. C’est alors une approche amicale qui ne force pas le passage, qui ne déplace rien, ne remet pas les lieux en question, laissant clos ce qui est clos.

L’usine en tant que telle et le chantier importent moins que les représentations dont ils font l’objet. Non qu’il s’agisse jamais de détruire les représentations, de leur substituer une quelconque vérité ni de dresser des portraits réalistes, ce qui compte ici c’est de feuilleter des albums sonores et visuels, mémoriels aussi et, si cela se peut, d’adoucir sur eux le regard. Ainsi envisagés du dehors, les lieux se correspondent. Le chantier naval apparaît comme le jumeau de l’usine, car ce qu’on est appelé à voir, à entendre, n’est pour commencer que pur mouvement de la matière, force jaillissante du métal incandescent, étincelles, feu, flots, lames, éclats. La captation sensorielle invite à extrapoler l’espace comme si les sons et les images ne devaient servir qu’à révéler d’autres sons et d’autres images, inaudibles et invisibles. Théâtre du détail signifiant : tintement du rivet et la houle qui évoque le lointain maritime, tintement du métal sous la voûte qui réveille quelque ancien mythe forgeron. Échappée brève, débordement contenu : en réalité on reste sur l’infime, qui est le lien utile, le fil qui va de l’extérieur à l’intérieur : le père ouvrier de l’usine de sidérurgie, le sonneur de rivet de la marine nantaise.

Plutôt qu’une vue d’ensemble, loin de toute héroïsation, c’est une phénoménologie du travail manuel qui s’esquisse là, en pointillés, sans insistance. Car il n’est pas dit que l’homme pris à témoin (l’ouvrier) et l’homme mis au jour (le sujet) doivent coïncider, qu’un tel acquiescement du destin ouvrier soit même souhaitable, car il y a, dans la distance intérieure qui sépare l’un de l’autre, comme un écart nécessaire, un écart vital, celui-là même qui fait que nul ne s’identifi e à son travail, ne se réduit ni à une fonction ni à une apparence – ni à un geste. Aussi Maxime Coton, jeune auteur du Geste ordinaire, lorsqu’il filme l’usine qui lui dérobe son père, peut sembler croire que ce qu’il ignore de cet homme se trouve dans son travail. Mais on comprend assez vite qu’il s’agit moins d’une mise au jour de la personne que du don même de cette mise au jour. Ainsi la filiation n’est pas pure passivité, mais retour à l’origine, et le terme fécondation que prononce Maxime Coton (« J’écris sur toi pour à mon tour te mettre au monde »), fait écho à d’autres fondations inversées, qui sont la marque d’une rare réciprocité. L’usine figure l’éloignement, la part inconnue du père, le lieu à ouvrir par le geste artistique. Ainsi l’écart n’est-il jamais comblé, mais il devient fondateur. Le Geste ordinaire se noue sur une asymétrie relationnelle, qui est moins celle des générations ou des classes, que l’asymétrie inhérente à toute intention de dévoilement : je te regarde et tu ne me vois pas ; tu ne me regardes pas comme je te vois… Déracinement d’opacité qui devient source d’inspiration – poésie. L’usine est tantôt magnifiée tantôt minimisée. Magnifiée par une bande-son qui mixe les bruits ambiants en un univers sonore complexe et harmonieux, magnifiée par des travellings esthétiques et abstraits, des cadrages recherchés, et les poèmes de Maxime Coton. Minimisée comme familiarisée, c’est-à-dire visitée en famille, chacun son casque, ses questions, ses innocentes exclamations. Les collègues se prêtent au jeu et, si la dureté du travail n’est jamais niée, elle n’en est pas moins tempérée par la « bonne ambiance », la fierté du devoir accompli.

Bien sûr, Maxime Coton ne fait qu’effleurer la réalité du travail ouvrier. Il y a son point de vue, ses gestes équivoques - gestes d’auteur - tout à la fois personnels et neutres, il y a la caméra qui récolte les regards et les confronte aux images, le micro qui rassemble voix et bruits laissant peu d’espace aux silences. C’est la réalité que le film construit, intime, poétique, la seule qui importe. Dans des termes assez semblables, l’ensemble Skênê s’intéresse à l’environnement sonore d’un chantier naval et, en particulier, aux opérations de rivetage qui s’y déroulent. Le disque présente un paysage sonore dans lequel le rivet fait fonction de marqueur. Il est, avec le sonneur, le centre du document, comme le père du Geste ordinaire : point de départ et fondement d’une attention, d’une curiosité affectueuse. Sans doute son travail est-il minutieusement décrit, mais ce que l’on entend donne l’impression d’être insaisissable, de se propager dans l’air, dans la mer… Comme l’usine, le chantier conserve son mystère à l’oreille des profanes. Les bruits enregistrés reçoivent en supplément un habillage instrumental, et les séquences sont entrecoupées de prises de parole, de témoignages, allusions faites à la dureté physique du travail, à la solidarité entre gens du métier ou aux revendications sociales. Les différents éléments se fondent les uns dans les autres, s’organisent en un ensemble un peu fl ou, sans dissonance : c’est la « musique des chantiers » : « ni un reportage, ni un documentaire, pas non plus un exercice de style compassionnel sur une époque et des métiers aujourd’hui disparus, mais bien plus un libre collage d’impressions, une écoute et un regard orientés, un usinage de mémoires sonores et visuelles. »
Impressions, écoute et regard orientés : ces termes définissent aussi bien le Geste ordinaire. La limite de ses documents est leur sensibilité, ce qui, après tout, est peut-être moins limite qu’expansion infinie.

 

Catherine De Poortere



 

retour_index

Classé dans