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Pointculture_cms | critique

AMOURS D'ASTRÉE ET DE CÉLADON (LES)

publié le

C’est une histoire qui en raconte des dizaines, un livre débordant de paroles, de chants, de danses et d’images, c’est un roman qui ne finit jamais, une œuvre d’abondance dont chaque partie peut à elle seule prétendre à la totalité. Inspirés par […]

 

C’est une histoire qui en raconte des dizaines, un livre débordant de paroles, de chants, de danses et d’images, c’est un roman qui ne finit jamais, une œuvre d’abondance dont chaque partie peut à elle seule prétendre à la totalité. Inspirés par l’Astrée, voici un disque et un film, imprégnés de l’original, et cependant autonomes, variations parfois saugrenues, aujourd’hui, sur un monde à peine désuet.

 

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Peut-être n’y a-t-il dès le départ ni temps ni lieu précis, mais un Age d’Or comme décor neutre, aire de débat prête à recevoir questions et réponses, doutes et critiques, sans limites, sans contraintes. A partir de là, l’action peut se déployer à l’infini: plus grande est la distance entre ses développements et son point d’origine, plus riche sera la matière brassée. Ecrit au XVIIesiècle, l’Astrée se déploie dans une Gaule mythique, peuplée de bergers et de bergères, de nymphes, de druides, qui, en harmonie avec la nature capricieuse, s’aiment, se tourmentent et se jouent des tours. La littérature fournit un contrepoint naturel aux vies troublées, aussi la création de l’Astrée n’est-elle pas étrangère au climat incertain du XVIIème, marqué par les guerres et les épidémies. L’auteur, Honoré d’Urfé, est autant homme d’épée que de lettres; la lumière qui jaillit des lieux et temps de son récit, plus qu’un fantasme, questionne sa propre histoire et l’évolution de l’humanité. Une simplicité rafraîchissante se dégage de ces visions: les beaux châteaux sont habités par de belles femmes, bergers et bergères ont la peau saine et l’énergie du grand air, l’amour est le moteur principal de la vie. Mais sous cette eau claire, comme celle de la rivière qui emporte Céladon, mortelle aux yeux du monde mais bénéfique pour lui, le récit n’est limpide qu’en surface, et dialectique en profondeur. Le fil principal est le suivant: Céladon aime Astrée, qui l’aime en retour. Hélas, leurs familles ne s’entendent pas. Pour déjouer l’attention de ses parents, Astrée commande à son amoureux de détourner leur attention, en feignant de courtiser une autre femme. Plus tard, les voyant ensemble, la comédie lui semble trop réelle. Jalouse, elle bannit Céladon de sa vue. Le jeune homme, que l’injonction de sa belle condamne au désespoir, se jette dans la rivière. Sur la berge, loin des bras de la mort, il est découvert par trois charmantes nymphes qui le soignent amoureusement, tant et si bien qu’il doit fuir encore, pour rester fidèle à son unique amour. Il vit dans la forêt, au rythme de la nature et des visites d’un druide bienveillant. Celui-ci lui suggère enfin un subterfuge qui lui permettra de déjouer la malédiction d’Astrée. Cette intrigue, dans le roman, se démultiplie; d’autres couples vivent d’autres drames et ces histoires innombrables forment un réseau narratif complexe qui modifie et approfondit la portée individuelle de chacun de ces fils. Le but d’une telle construction est double: produire, d’une part, une forme feuilletonnante (terme actuel pour un principe déjà ancien), créer, d’autre part, une utopie critique de la société contemporaine à l’auteur. Les séries télévisées ne font pas autre chose, lorsque, sous leur mièvre enveloppe, elles profitent de leur pérennité pour mettre en place un monde alternatif, miroir critique sournois, comme par exemple, Desperate Housewives.

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À partir de là, Rohmer réalise un film d’un esprit bien différent, c’est-à-direune œuvre personnelle, ancrée dans son univers, qui détourne gentiment l’original. D’abord, le scénario se concentre exclusivement sur les amours d’Astrée et de Céladon. Il s’approprie le roman: il découpe, élague, tord deux ou trois choses – la matière généreuse de l’Astrée se prête facilement à ce genre de modelage. Après Perceval le Gallois et L’Anglaise et le Duc, on attend que le film d’époque prenne, avec Rohmer, une tournure très personnelle, proche de la faute de goût: sans cesse la grâce risque de basculer dans le ridicule, toujours le ridicule s’efface pour la grâce. Du reste, ce style, particulièrement sensible dans l’Astrée, qui mélange naturalisme et préciosité, définit l’œuvre tout entière. Rohmer en est conscient, et cela ne le dérange pas, au contraire: on peut rire, être touché, rire encore… C’est un homme solide, un homme avec une vision, qu’il développe inlassablement, amoureusement, film après film. L’intrigue ouvre l’espace au langage – et c’est cela qui l’intéresse, les voies tortueuses du discours, les méandres de la parole. Dans cette exploration obstinée, quel champ plus vaste, trompeur et ambigu, foisonnant et obsessionnel, que celui du discours amoureux? Le texte, chez Rohmer, motive l’action, raison pour laquelle le récit prend quelquefois chez lui un accent précieux. Les mots dévoilent autant qu’ils dissimulent, tournent en rond, égarent et se perdent. Tout cela se matérialise dans l’Astrée mieux que jamais, car c’est également ainsi que le roman s’est construit, page après page. La complexité du roman devient la profondeur du film, à l’aune de la thématique propre au réalisateur: il interroge – ses figures de la méprise et de l’aveuglement élaborent en finesse une morale amoureuse, qui sans s’imposer, avance des questions toujours pertinentes. Pour autant, les choix esthétiques et la composition picturale évitent l’écueil intellectualisant. Les amours de Rohmer sont malicieux et sensuels, ils s’amusent du vague temporel qui permet d’échapper aux codes de la bienséance. Ici des tuniques vaporeuses couvrent à peine les jeunes femmes, un sein distraitement se dénude, une silhouette se dessine par transparence; là les bruissements de la forêt, les crépitements de l’eau, les scintillements du soleil… les corps se frôlent parfois avec une innocence suspecte, mais cette chorégraphie de la chair offre une agréable récréation aux enchevêtrements du récit. Rien n’est plus doux, au cinéma, que la légèreté mise au service de la gravité. C’est autant une question d’équilibre que le témoignage de la distance que le créateur réussit à maintenir vis-à-vis de son œuvre, distance salutaire lorsque l’on sait à quel point la littéralité et l’adhésion unanime peuvent s’avérer dangereuses voire autoritaires.

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Plus avant et en ne gardant qu’elle, la légèreté détermine la musique. L’ensemble Faenza propose un disque de chants et danses inspirés par le roman, qui lui-même est une œuvre profondément musicale. Composé dans l’esprit de la pastorale – genre gigogne – l’Astrée regorge de poèmes, de chansons, lettres, danses – hétérogénéité qui transforme le roman en une gigantesque conversation entre différentes formes expressives. L’univers sonore se pose comme une évidence. Il existe déjà un opéra au XVIIe siècle, sur un livret de Jean de La Fontaine. Le film de Rohmer, comme La France de Bozon, s’enrichit de chansons et musiques dans le style de l’époque. Et si l’on décide, malgré tout, de rester au temps de l’Astrée, la matière ne manque pas! Florilège de chants et danses, le disque de Faenza s’écoute comme une illustration sonore du roman. Des combinaisons entre le luth, la harpe, la flûte, la guitare et le clavecin s’accommodent aux voix mélangées ou solistes. Vif et agréable, le disque ne prétend pas à autre chose qu’à rendre le mieux possible l’atmosphère champêtre dans laquelle évoluent les personnages. Privilégiant le naturel plutôt que la rigueur, les musiciens nous emportent dans un rêve de printemps, où les arts deviennent un mode de vie, jaillissant spontanément de l’harmonie entre l’homme et la nature.

Catherine De Poortere

 

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