URBAN PIPES
Le travail d’Erwan Keravec part d’un postulat étrange: virtuose de la cornemuse, il cherche à réaliser un disque où son instrument échapperait à toute évocation culturelle. Difficile pourtant de trouver instrument plus connoté. Qu’il nous parle de Bretagne ou d’Ecosse (ou d’Espagne, après tout), le son de la cornemuse est irrémédiablement associé à des images d’Épinal mélangeant allègrement kilts et chapeaux ronds. Et surtout, évoquant avant tout une tradition, une culture et une histoire. Le désir de Keravec, comme d’autres avant lui, est ici de s’affranchir de cette culture traditionnelle, malgré le respect qu’il ressent pour celle-ci, et de céder à son goût pour l’invention. C’est ainsi qu’il présenteson album : « Urban Pipes est une utopie : montrer que la cornemuse est un instrument universel. C’est à dire imaginer une musique pour cornemuse solo qui n’évoque pas son origine culturelle. Ou encore et surtout, imaginer une musique qui ne soit que de la musique, qu’elle n’ait aucune autre fonction que celle d’être écoutée. »
Erwan Keravec est à la base un musicien traditionnel, membre d’Occidentale de Fanfare, ayant joué avec Didier Squiban. Déjà actif au sein d’une formation à vocation avant-gardiste, les Niou Bardophones, associant cornemuses, bombardes, saxophone et batterie, et surtout associant tradition et improvisation, il se livre ici à un exercice périlleux en solo. Comme beaucoup d’instrumentistes avant lui, cet exercice solo est le meilleur écrin pour présenter les techniques étendues et les innovations de composition qui peuvent faire progresser le répertoire. On pense aux révolutions successives qui ont transformé la musique à travers de telles expériences : les disques de saxophone solo de Steve Lacy ou d’Evan Parker, ceux pour batterie solo de Han Bennink : ce sont souvent ces rares occasions où un musicien décide d’explorer jusqu’aux tréfonds les possibilités de son instrument, qui font progresser la musique. En sortant des cadres établis et des rôles fixes, ces pratiques permettent de découvrir de nouvelles voies pour la musique.
La cornemuse n’a pas eu, jusqu’ici, cette chance. Si l’on excepte les pièces pour cornemuse de Paul Dunmall ou de Yoshi Wada, l’instrument n’a que peu attiré les amateurs d’avant-garde. Ses drones grinçants, ses tonalités dissonantes, trouvent pourtant des échos fort contemporains dans d’autres genres musicaux. On croit en entendre dans les guitares électriques de Birchville Cat Motel, par exemple, et Nocturnal Emissions lui a consacré un album, « Tharmuncrape ‘n Goo ». Mais au-delà de ça, il reste encore beaucoup d’horizons à explorer pour les cornemuses, binious, diples, dukas, musettes et autres cabrettes.
Comme l’explique Erwan Keravec, ce qui l’intéressait avec ce disque, « c’est aussi une modification des modes de jeux traditionnels, un travail sur l’utilisation sonore de la cornemuse et son étrangeté harmonique, quittant la pratique strictement mélodique. Tout ceci semble paradoxal pour le musicien traditionnel que je suis. Pourtant c’est la voie que j’ai choisie pour travailler Urban Pipes, juste pour voir quelle musique il est possible d’imaginer pour mon instrument. » Si le résultat semble parfois un peu forcé, cherchant à tout prix à dépasser l’usage normal de l’instrument, au risque de glisser vers une complexité un peu gratuite, la majorité des pièces proposées sur ce disque atteignent leur but. Elles déplacent la cornemuse vers des territoires nouveaux et lui assurent une place au sein de la musique contemporaine. On peut bien sûr se demander quelle sera cette place et si un point d’intersection est imaginable entre la tradition bretonne et la musique expérimentale. Le travail d’Erwan Keravec n’est en cela pas simple et il aura fort à faire pour élargir son public et réaliser son utopie.
Benoit Deuxant