Le multivers en confettis : « Everything Everywhere All at Once »
Sommaire
Un roman familial
Une pile de documents administratifs auxquels elle ne comprend rien, des clients qu’il faut surveiller avant qu’ils ne s'en prennent aux machines, un père infirme mais exigeant, une ado incomprise qui se plaint d’être incomprise, un mari aimant en manque d’amour - et pour cette raison, prêt à divorcer : ce grand fourre-tout d'ennuis petits et grands, c'est la vie d’Evelyn Wang. La cinquantaine, américaine d'origine chinoise, elle est propriétaire d'une laverie automatique. C'est dans un appartement vétuste et encombré situé au-dessus de son entreprise qu'elle loge avec toute sa famille.
Comme souvent, quand tout va mal, c’est que le pire n’est pas encore arrivé. Lors d’une visite en famille au service des impôts, face à l’employée en charge de son dossier (Jamie Lee Curtis, même coiffure et même tempérament que Javier Bardem dans No Country for old men), Evelyn apprend qu’elle, Evelyn, existe aussi ailleurs, dans d’autres rôles, dans d’autres vies, cela va sans dire, autrement plus flamboyantes que son quotidien de corvées.
En se découvrant star de cinéma, championne de kung-fu ou cheffe d’un grand restaurant de cuisine au wok, elle apprend que le réel abrite des portails menant à des mondes parallèles. Se connecter aux émotions et aux dons de ses milliers d'autres n'est pas très difficile. Pour se déplacer dans le multivers, il suffit d'exécuter quelques gestes incongrus comme nouer ses chaussures à l’envers. Les membres de sa famille sont également du voyage mais, dans ce grand chambardement cosmique, ils ne sont pas forcément des alliés (ce qui ne change guère me direz-vous). En attendant, Evelyn a été investie d’une mission : sauver la planète des griffes de la redoutable reine nihiliste Jobu Tupaki, monstre tout puissant au visage désespérément familier.
Parodique
Everything Everywhere All at Once est le second long-métrage que réalisent ensemble Daniel Kwan et Daniel Scheinert, amis et collaborateurs depuis leurs études de cinéma à Boston. Divisé en trois chapitres suivant la partition adverbiale que propose le titre, le scénario reçoit un traitement à hauteur de la douce folie furieuse qui les habite. Débordant d’idées, le film enchaîne les morceaux de bravoure comme autant de clins d’œil à l’histoire du cinéma américain et asiatique. On conviendra que le lien entre Ratatouille, In the Mood for Love, 2001, L’Odyssée de l’espace ou Tigre et dragon, pour ne citer qu’eux, ne saute pas aux yeux. Si les Daniels abusent du pastiche dans un maelstrom de blagues idiotes (on retiendra les doigts en forme de saucisse), au risque de mener le procédé jusqu’à l’épuisement (celui du spectateur tout au moins), le résultat est loin d’être voué au seul amusement des cinéphiles et amateurs de films d’art martiaux.
A l’image du couple de cinéastes, ce qui se joue là de manière déjantée découle directement de la rencontre entre les cultures américaine et asiatique. En anamorphose, la parodie, la contrefaçon grotesque ou la variation interrogent, par le biais des objets culturels de grande consommation, la condition d’immigré dans son rapport avec les valeurs du pays d’accueil. Cette idée s’exprime ailleurs dans la façon dont Evelyn, primo immigrante d’origine chinoise, tourbillonne autour de son ego à l’aide d’images empruntées à la culture de masse pour se rapprocher progressivement de ce qui constitue le noyau de son être.
Ici et maintenant
Le risque, pour Evelyn, c’est de partir à la dérive. De ses multiples incarnations, le modèle de la mère / épouse est en effet le moins réussi. Difficile pour elle de résister à l’attrait de ses autres moi, plus puissants, plus accomplis, plus désirables. Il suffit de se glisser dans la peau de l’une d’entre d’elles pour éprouver des sensations inconnues, se découvrir des capacités surnaturelles, des envies audacieuses… En un mot : se sentir renaître.
Au centre de cette farce loufoque et maligne, il y a bien entendu la volonté de se moquer du précepte du développement personnel, la fameuse « quête d'une meilleure version de soi-même ». Par la magie d'un montage virtuose, le film procède à un inventaire de rôles féminins en miroir de l'interprète principale Michelle Yeoh qu'on se régale de retrouver à l'écran en compagnie de Jamie Lee Curtis. Ce sont deux actrices qui, passé l'âge de cinquante ans, font exploser par l'excès le carcan des représentations stéréotypées, et dont le talent pour l'autodérision montre l'étendue encore inexploitée de leur registre !
Tout émaillé d’énigmes, d’épreuves et de combats, le parcours d’Evelyn a quelque chose d’éminemment moral. Ou de bouddhiste si l’on préfère. Il s’agit d’épouser son destin sans tenter d’y mettre de l’ordre. L'accroissement du potentiel d'action que représente un univers démultiplié ne permet en fin de compte qu'une seule chose pour la mère de famille : être au mieux auprès des siens. Voilà ce qu'il en est de la cause féministe, du moins en ce qui concerne Evelyn. Ensuite il y a sa fille, prête à prendre le relai. Plus américaine que chinoise, Joy affiche les défauts et les qualités du Nouveau Monde. C'est dire qu'elle se présente à la fois comme l’incarnation d'un certain progrès et comme le fruit du désenchantement morbide et destructeur qui frappe les nouvelles générations.
Au nombre des enjeux qui traversent le film, Internet offre à l’image du multivers une traduction immédiate et concrète que le fossé générationnel complique sérieusement. Quant à l’immense champ de bataille que devient la planète en tant que foyer de modes de vie antagonistes, il fait sans aucun doute écho à la crise environnementale qui pèse sur les consciences avec l'indolence que l'on sait.
L’humanité court à sa perte, le chaos règne, que peut-on faire ? Individuellement, aucun personnage ne porte la réponse. En tant que projection d'une certaine conception du collectif, le multivers met en avant l'hypothèse de l'harmonie dans la multiplicité. En regardant l'évolution d'Evelyn, on voit qu'elle se construit un héroïsme sur mesure, une sorte de synthèse de toutes les versions empêchées d’elle-même. Si l’héroïsme consiste à accepter sereinement les désordres du monde, le chaos commence chez soi, en soi.
Everything Everywhere All at Once, Daniel Kwan, Daniel Scheinert
USA - 2022 - 2h19
Texte : Catherine De Poortere
Crédit images : ©The Searchers
Agenda des projections
Sortie en Belgique le 20 juillet 2022, distribution The Searchers
En Belgique francophone, le film est programmé dans la plupart des salles.
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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