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Pointculture_cms | critique

Femmes d'Iran (1) : No Land's Song

No Land's Song - affiche - (c) Ayat Najafi
Si le cinéma iranien des vingt dernières années a particulièrement bien remis en questions la frontière entre les genres documentaires et de fiction, il y a une autre frontière, une autre "ligne rouge", implicite ou explicite – celle qui sépare les droits des hommes des droits des femmes – qui reste fort d'actualité dans les films tournés dans le pays.
J’ai voulu organiser cet événement pour qu’on n’oublie pas la voix des femmes à Téhéran. Avec ce travail, nous souhaitons faire revivre leur voix. J’espère que désormais vous entendrez la voix des femmes plus souvent. — Sara Najafi

Micro en mains, éclairée par les spotlights, une jeune femme – visiblement émue et heureuse – s’adresse en ces mots au public d’un théâtre dans la nuit de Téhéran du 19 septembre 2013. Dans la pénombre de la salle, les gens l’applaudissent.

Comme dans un polar dont on connaît le meurtrier dès le début de l’intrigue, nous savons dès les premières secondes du film quel sera la fin de l’histoire, que ce concert rêvé par la compositrice Sara Najafi et faisant la part belle à la voix des femmes, les mettant au premier plan – dans un pays dont le régime en place leur interdit depuis la révolution islamique de 1979 de chanter en solo pour un public autre qu’exclusivement féminin – aura bien lieu. Le suspense, ou ce genre de suspense là, n’est pas le moteur de No Land’s Song. Ce sont les deux ans et demi de tractations, de demandes d’autorisations et d’endurance pour y parvenir sans oublier la qualité des rencontres entre musiciens et chanteuses d’Iran (Parvin Namazi, Sayeh Sodeyfi), de France (Élise Caron, Jeanne Cherhal) et de Tunisie (Emel Mathlouthi) qui constituent le carburant du documentaire. Déroulant son fil narratif des premières démarches à l’accomplissement final, le making of de ce projet courageux et un peu fou a été tourné par Ayat Najafi, le frère de la musicienne, homme de théâtre et de cinéma désormais installé à Berlin qui avait déjà consacré un documentaire, Football Under Cover en 2008, à l’organisation d’un match de football féminin entre l’équipe d’Iran et celle de Berlin-Kreuzberg (prenant ainsi la suite de Hors jeu / Offside de Jafar Panahi, fiction consacrée à l’interdiction pour des amatrices et supportrices de football d’assister à un match d’hommes, réservé à un public hommes).


Le pouvoir iranien est très présent dans No Land’s Song. N’essayant pas d’organiser le concert de manière underground et clandestine mais souhaitant, au contraire, lui donner une visibilité publique, Sara Najafi voit son chemin jalonné de multiples rendez-vous au Ministère de la culture et de la guidance islamique. Ne pouvant pas y filmer – ou ne désirant pas le faire pour ne pas altérer la spontanéité des propos à cause de la présence d’une caméra qui changerait tout ? – elle n’y subtilise, n’y enregistre en catimini, que le son – émaillant le film de quelques séquences d’entrevues purement parlées, sans images, sur fond noir.

– Je veux monter un concert avec des femmes solistes. – Oubliez, c’est impossible. (…) Mais quel est votre but ? – Il est important que les femmes chantent. Leur voix est en train de disparaître. – Le problème, c’est que le régime s’oppose à ce que les femmes chantent. En particulier les femmes solistes. — (conversation au Ministère de la culture et de la guidance islamique)

Comme dans une sorte de paradoxe apparent – et sans que cela ne veuille en rien dire qu’il n’y règne ni censure, ni autocensure, ni interdictions de films, ni assignations à résidence de cinéastes – le cinéma iranien de l’ère islamique (de 1979 à nos jours) a régulièrement proposé à l’écran, dans le cadre précis du cinéma, des espaces de circulation de la parole (qu’on pense ici par exemple au documentaire récent Iranien de Mehran Tamadon, 2014 dans lequel le cinéaste athée invite quatre mollahs sympathisants du régime à la maison pour venir discuter avec lui, devant la caméra, pendant deux jours). Dans une séquence de No Land’s Song – filmée cette fois-ci – Sara Najafi s’entretient elle aussi avec un érudit religieux, dans le but de tenter de comprendre ou de mettre des mots sur ce qui, du côté des fondements religieux de la législation, justifierait l’interdiction du chant des femmes. Y affleure tout d’un coup une peur du pouvoir érotique de la voix qu’on n’avait plus entendue exprimée de manière aussi fascinée et craintive depuis les marins s’attachant aux mâts de leurs navires pour ne pas succomber au chant des sirènes dans l’Odyssée d’Homère.

La fréquence de la voix de la femme ne doit pas dépasser une certaine limite. (…) Lorsque la voix passe de la parole au chant, elle se transforme pour donner du plaisir. Et là, notre discours change… — Abdolnabi Jafarian

Ou pour le dire avec les mots d’un vendeur d’instruments de musique a priori bienveillant quant à la visée du projet de concert (mais sceptique quant à ses chances de réussite), « Nous n’avons pas encore accepté que la musique n’est pas liée au Mal ».

Une autre qualité du film réside dans l’inscription de son intrigue très contemporaine (liée à une période très particulière de l’histoire de la république islamique, allant du contrecoup du mouvement vert et de la « reprise en main » suite au soulèvement postélectoral de 2009 à l’élection du candidat modéré Hassan Rohani à la Présidence en juin 2013) dans une géographie urbaine de la capitale et dans une histoire culturelle du pays remontant aux années 1920. Les anciens quartiers des loisirs, des plaisirs et de la culture (cabarets, cinémas, salles de spectacles des hôtels, etc.) sont aujourd’hui en ruines et servent d’atelier, d’imprimerie ou d’entrepôt pour câbles électriques industriels. Y plane le fantôme de la chanteuse Qamar, la première femme ayant chanté en solo et non voilée lors d’un concert public au Grand Hotel de Téhéran en 1924. C’est à elle que Sara Najafi entendait aussi rendre hommage.

Tyrannie du tyran, violence du chasseur / Elle a ruiné mon nid / Ô Dieu, Ô Ciel, Ô Nature / Éclaire notre nuit obscure… — (Morq-e Sahar / Oiseau de l’aube, paroles)



Philippe Delvosalle