Femmes d'Iran (2) : Focus Iran
Premier volet du diptyque, consacré aux chanteuses :
Tourné à Téhéran mais produit en France dans les mois qui ont précédé la présentation, lors des Rencontres de la photographie d’Arles de l’été 2017, du travail d’une soixantaine de photographes au sein de l’exposition « Iran, année 38 » – et prolongé par la web série Iran#NoFilter abordant, en dix épisodes de quatre minutes à peine, la jeunesse iranienne via le regard de jeunes photographes locaux actifs sur les réseaux sociaux, Instagram en particulier –, Focus Iran s’écarte du récit linéaire (défi, péripéties, difficultés, résolution) de No Land’s Song pour proposer une approche plus fragmentée, kaléidoscopique et diffractée. La nature même du travail photographique de ces « poètes visuels » (tels que les nomment la galeriste Anahita Ghabaian et la photographe Newsha Tavakolian) peut varier très fort (approche plus documentaire ou plus plasticienne, noir et blanc ou couleurs, etc.) et c’est au spectateur de se construire son parcours singulier à partir de cette collection de propositions elles-mêmes intimes et personnelles qui lui sont faites.
Dans le portrait que Nathalie Masduraud et Valérie Urrea dressent de quatre femmes photographes iraniennes (et d’un homme se posant, selon ses propres dires, pas mal de questions sur l’image de la masculinité et les stéréotypes de genres), le pouvoir iranien n’apparaît pas à l’écran. Il est beaucoup moins visible que dans No Land’s Song, n’apparaît qu’au détour des interviews. Mais il n’en est pas moins présent, la censure s’est juste en partie muée en une sorte d’autocensure partielle très maitrisée et de jeu finaud avec les limites :
Être artiste en Iran, c’est marcher en terrain miné — Newska Tavokolian, photographe
Dans la photographie iranienne, le sujet n’est pas abordé de manière frontale — Anahita Ghabaian, galeriste
Alors que « la question des corps ne peut être montrée » et que « si une photo montre un couple, l’homme et la femme ne peuvent être montrés ensemble », la photographe Tahmineh Monzavi contourne subtilement cet interdit en captant des drôles d’instants tendres (regards, sourires, gestes délicats) entre des hommes et des « femmes » inanimées, sans têtes ni jambes : entre les ouvriers couturiers du « quartier des robes de mariées » à Téhéran et les mannequins qui leur servent à ajuster les bustiers, la soie et la dentelle. « Comme j’étais une femme dans ce milieu presque exclusivement masculin, les hommes se laissaient faire et montraient leur côté le plus doux, le plus ouvert. En Iran si on s’arrête aux apparences, l’essentiel nous échappe », raconte la jeune artiste.
Pour sa série Qajar, Shadi Ghadirian s’inspire d’un corpus de photos trouvées, datant d’il y a plus de 150 ans, les étudie de près (vêtements, poses, expressions, gestes), emprunte des costumes de femmes de la dynastie Qajar (1786-1925) dans un théâtre et fait poser des modèles pour une relecture proche de la copie et de la reconstitution de ces clichés historiques. La photographe demande à ses modèles de poser sans aucune expression sur le visage – « ni satisfaction, ni révolte, ni joie, ni tristesse » – et seule une série d’ingérences anachroniques, petites et discrètes (lunettes de soleil, cannette de soda) ou plus présentes et visibles (ghetto-blaster, vélo BMX), viennent faire mentir le caractère historique de ces photos sépia et les ancrer dans le présent. En ce qui concerne le dernier objet cité, il s’agit d’un clin d’œil à l’interdiction faite aux femmes de rouler à vélo encore en vigueur à la fin des années 1990 lorsque Shadi Ghadirian a mis en scène cette série de portraits.
Une série d’une autre photographe fait le lien avec No Land’s Song. En 2009, dans un contexte de troubles et de manifestations qui pousse le régime à interdire le port d’un appareil photo (considéré comme un outil d’espionnage) dans l’espace public, la photographe Newsha Tavakolian, – privée de son moyen d’expression, de sa langue – fait le lien avec l’interdiction faite aux chanteuses de s’exprimer. Renouant aussi, pour la série Listen, avec un des sentiments forts de son enfance (celui lié à l’écoute de la musique), elle orchestre une série de portraits posés de femmes photographiées en gros plan, les yeux fermés dans un halo de lumière et à qui elle demande d’imaginer qu’elles sont en train de chanter devant un vaste public et de laisser libre cours à leurs émotions. Dans un second temps, elle pousse le projet un cran plus loin en réalisant des pochettes de CD pour ces chanteuses, le boîtier pour le moment laissé vide, sans disque ni musique, pour jusqu’au jour où elles pourront chanter et enregistrer…
Philippe Delvosalle
photo du bandeau : (c) Newsha Tavakolian
- article écrit à l'origine pour le n°11 de la revue Lectures.Cultures (janvier-février 2019) -