KOMMUNALKA
Des couleurs capiteuses, comme tirées à l’huile. Sur ce fond gras, la peau revient forcément potelée, la chair se moule dans du beurre, les étoffes à deux roubles pèsent satin et velours, le tout est fixé au gel argenté d’une lumière avare. Rien de vraiment neuf dans cette misère photogénique, ni le réel lustré par la mise en scèneni les modèles ravis de prendre la pose; rien d’indécent non plus: aucun pacte signé entre pauvreté et laideur. Kommunalka n’est du reste pas exempt de partis pris éthiques et esthétiques, seulement ils collent à la peau, s’amalgament au grain, pénètrent le derme; la cohérence et l’homogénéité arrondissent un style qui, à défaut de sobriété, tend à effacer tout débordement, toute trace de sa propre élaboration. La sophistication remplace le naturel, souligne, personnalise, signifie une apparence plus expressive, plus vraie. Ainsi une femme toujours soigneusement maquillée finit-elle par faire corps avec son maquillage. Le visage originel (sans valeur puisque subi) disparaît derrière le visage peint et redessiné, celui qu’elle affiche, qu’elle veut offrir, et qui lui correspond davantage parce qu’il est son œuvre, qu’elle le mérite comme fruit de sa décision, de son talent, de son goût : son visage approprié. Pareillement, Kommunalka se construit dans l’épaisseur, selon une dialectique d’imprégnation et de suintement. Le cosmétique ne vise ni à tromper ni à mentir si, révélant une vérité cachée, c’est elle-même qu’elle dévoile. Elle exprime alors et concentre en sa texture tout ce qui fait défaut à une réalité appauvrie, dévalorisée. Couche par couche, elle modèle et confirme, à son tour elle s’anime d’une vie propre, sorte de surpeau au réel décharné. Certains hurlent pour être à peine entendus, d’autres cherchent à se faire voir, Françoise Huguier porte-parole et porte-image, fait coïncider l’être et le paraître, quitte à créer, pour les contenir, une autre réalité.
Son point de vue est son point de départ, le cœur de l’argument, autour et non loin duquel sa caméra ne cesse de rayonner. Elle procède par confinement, ne cherche pas à en sortir, mais ne s’engage pas plus avant, à la limite de l’identification. Juste à côté : telle est sa position, à côté mais pas à la place de. Photographe de presse, de mode et de plateau, spécialiste de l’Afrique et de l’Asie où elle est née (enfant élevée dans une plantation puis faite prisonnière du Viet Minh), elle pratique un travail d’immersion, passe de nombreux mois à Saint-Pétersbourg, en habitation collective. On devine – et l’on ne peut que deviner car ces choses-là se passent en coulisses – que cet engagement au long cours lui vaut la confiance nécessaire à la réussite de son projet, confiance qui lui permet ensuite de se tenir en retrait, de se faire à la fois dépositaire et médiatrice d’autres vies que la sienne.
En filmant et en enregistrant la voix des colocataires de la kommunalka, Françoise Huguier conjugue deux captations différentes, l’une immédiate, littérale (la voix), l’autre raffinée, ambiguë (l’image). L’empathie pourrait naître de leur dissociation; le fait qu’image et son s’entrecroisent et se contredisent souvent, introduit dans l’espace de la représentation des dissonances qui, loin d’en appeler au jugement, à la prise de parti, reconstituent la polyphonie si caractéristique des romans russes – de la société russe ? -, polyphonie bouillonnante et chaotique.
Commençons par la voix. Tiré d’un bout à l’autre de la kommunalka, de chambre en chambre en passant par les couloirs et les communs, ce fil-là se veut clair et explicite. Faites connaissance avec Tania, la logeuse, femme de tête et d’affaires qui s’apprête à racheter l’appartement morceau par morceau. Faites connaissance avec Youri, l’étudiant beau comme un prince afghan, faites connaissance avec Natacha, la danseuse, avec Roustam, Sveta, Volodia, Irina, Rostilov… Entendez sans cesse renouvelée l’histoire de la malchance, l’histoire de l’injustice, de la privation, de l’amertume, de la résignation. Ils vivent là depuis cinq, dix, trente ans, seuls, avec le fidèle chien croqueur de fesses, avec le fier chat aristocratiquement indifférent, avec ou sans enfants, avec ou sans amour, mais le plus souvent sans.
Quant à l’image, dont nous avons déjà souligné le rôle émulsifiant, elle généralise en l’étalant sur toute la surface de la kommunalka l’apprêt que l’on retrouve, par couches épaisses, sur les visages féminins. Ici la caméra se montre plus invasive, presque indiscrète, elle furète, s’insinue dans les plis, détaille les décorations naïves ou kitsch, s’attarde sur les tapisseries chargées de fleurs et d’arabesques, descend jusqu’aux bijoux qui ornent les corsages, jusqu’aux motifs qui festonnent les vêtements sans âge, énumère icônes, aquarelles et photos aux murs – qui recouvrent craquelures et fissures – avant de revenir, suivant son propre refrain, sur les visages qu’elle scrute inlassablement, avec cette impudeur que seules peuvent se permettre les femmes entre elles. De femme à femme, c’est vite dit. Oui, il y a bien la volonté de plaire en dépit des rides, de la graisse, de la lassitude. Mais il y a le geste, la redondance – la poudre sur la peau déjà poudrée, le rouge sur les lèvres déjà peintes, l’accumulation de vernis sur les ongles usés –, le geste réitéré, devenu tic, devenu absurde. Alors oui, il y a quelque chose de typiquement féminin dans ce souci de se faire jolie, mais au-delà, dans le désespoir que trahit l’exagération du geste, c’est la condition de l’être dépossédé de lui-même qui s’exprime.
La kommunalka n’est pas une communauté, n’est pas une utopie, n’est qu’exaspération mutuelle. Un par un, individuellement: c’est ainsi que Françoise Huguier filme les habitants. Dès lors, voix et images ne sont qu’impressions subjectives et disparates. Et si cela ne suffit pas, le montage, en apparence si simple, accentue la foncière dissidence de cette collectivité forcée. En effet, on s’aperçoit assez vite que le choix des séquences privilégie la danseuse photogénique. Avec son grand jeu de fille perdue, son rôle d’autofiction, sa mine exagérément défaite, son peignoir incidemment entr'ouvert, son numéro de scène, à la barre, sa transe calculée et son effronterie aguicheuse, Natacha profite de l’aubaine pour attirer l’attention sur elle et, pourquoi pas, sortir de son trou. À en croire certains critiques chavirés par cette petite Cosette, le stratagème fonctionne. À quel point Françoise Huguier est complice ou initiatrice de l’emprise de la jeune femme sur l’image, c’est difficile à mesurer. Tout au plus peut-on penser que, photographe de mode, elle n’ignore pas qu’une séductrice est avant tout une fille qui fait vendre… Par ailleurs, cette distribution inégalitaire des rôles ne nuit pas à la cohérence du film, elle peut même, d’une certaine façon, faire l’objet d’une compensation voire, attirer l’attention sur une autre modalité de la présence que celle qui se fonde sur la gesticulation: je veux parler de la densité. À cet égard, tous les personnages surexistent, c’est ensemble qu’ils disparaissent… Toute tonitruante et rageuse et dénudée qu’elle soit, Natacha ne prend pas davantage de place que cet homme qui savonne son gros ventre sous l’eau froide, que cette fragile babouchka qui n’en finit pas de sangloter la mort de son fils, ou ce couple de vieux amants si tendres l’un envers l’autre. Le montage n’y peut rien: ici règne l’ordre de l’effacement et de l’annulation de l’individu, l’insignifiance étale de l’espace totalitaire.
La promiscuité exaspère la solitude ressentie contre la solitude effective. Les colocataires ne sont jamais seuls, sont toujours solitaires. Impossible de jouir du silence, il n’y a pas de silence, impossible de jouir de l’espace, il n’y a pas d’espace. La kommunalka condamne stucturellement des rapports qui, en milieu aéré, pourraient être fort courtois. On parle d’entraide comme d’un résidu d’humanité compromise. C’est là que le fil clair de la parole se révèle plus pernicieux qu’il n’y paraît. Car il est moins fil que toile, tissu de monologues sur lesquels s’impriment inévitablement des rapports viciés, ragots, cachotteries, obsessions, honte, envie et mépris. Tableau d’une société en révulsion.
Ce mode de vie va jusqu’à contaminer le monde extérieur, refoulé, toujours hors champ. La kommunalka n’est pas hermétique, loin de là, il y a des visites, des coups de téléphone. Mais cette perméabilité n’entame pas suffisamment l’atmosphère de réclusion qui l’infecte, comme si le fait de ne pas se sentir chez soi étendait l’empire hostile du dehors un peu plus avant dans l’intimité. Ce malaise engendre un sentiment d’exclusion voire, chez certains, une paranoïa. Par réaction, on se cloître davantage, on calfeutre ce qui, en dernier recours, peut être calfeutré : la chambre, et surtout le corps. Dernier bastion, ultime abri de l’intériorité menacée, le corps est bardé de graisse (chacun possède dans sa chambre son propre frigo, précieux comme un coffre-fort), de maquillage et de vêtements compliqués ou, c’est le cas de la danseuse, il est soumis à une discipline sévère qui le distingue, le définit par opposition aux autres corps.
Le rapport au territoire reflète le rapport aux choses, reflète le rapport à soi. Être, avoir, se situer: ces verbes prennent ici des proportions anormales. On développe des rituels, des pratiques compensatoires, des comportements maniaques et possessifs qui n’ont d’autres racines que la précarité de l’environnement. Au centre et découpant comme une trêve dans la folie, le couloir aux plantes vertes trace une zone d’incertitude, une zone de possibilités qui, parce que l’on s’évite, que l’on n’y vit pas, que l’on ne fait qu’y passer, fait croire un moment que l’on se retrouve ailleurs. Ce couloir si différent, si lumineux, indique un espace d’où se détachent encore des ouvertures, d’autres cellules de vie que celles, sans issues, qui retournent dans les chambres.
Catherine De Poortere