À L'AVEUGLETTE
Partir « À l’aveuglette » comporte quelques risques. Aller droit dans le mur, une poignée de secondes après le top départ ou s’enfoncer pour de bon dans les brumes de l’inconnu jusqu’à la plus complète disparition. Mais c’est aussi privés de toute profondeur de champ que les explorateurs chevronnés ou en herbe ont parfois trouvé leur « terra incognita »…
Parce que le premier fossé franchi par Françoiz Breut n’est pas si anodin. Longtemps contrepoint vocal féminin dans l’ombre d’un certain Dominique Ané qu’on ne cesse depuis de lui refourguer dans les pattes, plus par commodité, voire paresse ou reliquat de sentimentalisme fleur bleue (les couples musiciens et glamours à la Sheila & Ringo, ça marche aussi pour l’alternatif de la chanson française…), que par mimétisme omnipotent, la Française installée depuis une petite décennie à Bruxelles a vaillamment conquis son autonomie depuis deux disques déjà (celui-ci compris) et il serait temps que cela se sache !
Sans déflorer d’un poil de mouche les immenses mérites (trop méconnus) de Mister A, par ailleurs toujours Bruxellois à mi-temps, une pléthore de types et de talents ont œuvré sur ses albums, l’ont épaulée sur scène ou parfois les deux, sans qu’on ait jamais eu le sentiment d’une évolution guidée de l’extérieur. Un vrai bestiaire chic d’une chanson française « bis » déniaisée au rock et à la curiosité extra-hexagonale (Jerôme Minière, Philippe Poirier et le Katherine d’avant le coming out tartuffo-robotique…) d’inclassables beaux joueurs toujours prêts à filer un joli coup de main (Y. Tiersen, des Little Rabbits revenus dans la peau de French Cowboy ou encore le précieux Fabio Viscogliosi, ex Married Monk et désormais en solo), complété d’amis de passage (André Herman Düne, les Calexico qui l’emmènent régulièrement dans les bagages de leurs tournées) et de fidèles d’ici qui la secondent tant sur disques que sur scène (Sacha Toorop de Zop Hopop ou le mésestimé Boris Gronemberger de V.O. pour les derniers). Pas d’envahissant Renaud Letang (producteur de talent sursollicité et donc de fait un peu gênant) au décompte arrêté, mais la sensation à chaque fois renouvelée d’avoir affaire à des albums toujours singuliers et en progression constante les uns par rapport aux autres, mais tous, insensiblement jumelés, « talonnés » ou prolongés d’un double fond musical nanti d’une autonomie presque complète. Écrit et composé en comité restreint, « À l’aveuglette » réalise, comme ses prédécesseurs, l’exploit de mouler dans un soyeux fourreau d’étoffes sonores d’une rare et exquise qualité, des textes qui pratiquent autant la sémantique libre et partagée (le « sens » s’il y a lieu d’une chanson échappe à son créateur), qu’ils demeurent intransigeants sur leur profil mélodique, mais dont l’éventuelle absence ne laisse entrevoir ni vice de forme ni manque cruel. En résumé, les discrets et fins accordages paroles & musiques de Francoiz Breut renvoient plus à la pop (indie) anglo-saxonne qu’à la francophonie chantante, mais sont si soignés et denses qu’on demanderait presque à entendre les seules versions instrumentales (« 2013 »), comme ça, pour le plaisir ! Des textures où xylophones et cuivres se passent et repassent le témoin (« Les jeunes pousses ») avec un mirage de sourire au coin des lèvres, c’est d’habitude d’un Sea & Cake qu’on les attend. Le Banjo qui introduit «Mouchoir de poche» ou tourne autour de « De fil en aiguille », on le verrait bien dans les petites mains d’or de Sufjan Stevens.
On pourrait encore pointer la ponctuation légère, ventilée par quelques interludes instrumentaux (« La conciergerie », « Golo ») ou l’inédite vigueur d’une guitare presque rock (« Nébuleux bonhomme »)… mais on oublierait de faire mention des nouvelles appétences de la (allons-y) néo-bruxelloise côté plume ou clavier et des élans inédits d’une voix un peu vite versée au registre solennel et/ou déclamatoire.
Pour le chant, l’évolution tient du saut de puce ou de la lézarde dans le mur, mais le charnel, à défaut du pathos (tant mieux) s’est engouffré par-là. L’arrière-saison évoquée dans le conclusif « L’automne avant l’heure » connaît, malgré son titre, quelques légères bouffées de chaleur sensuelle traversée d’une brise que d’aucuns trouveraient optimiste. Dans le duo vocal formé avec une Mansfield TYA, « L’étincelle ou la contrainte du feu », la mélancolie n’a pas élu asile chez qui on aurait pensé. Enfin, c’est gonflé d’une assurance nouvelle que «Terre d’ombre» et le presque tube «Les jeunes pouces» s’aventurent dans des contrées où l’épique et l’intime ont scellé un pacte de réconciliation.
De même, « À l’aveuglette » est le premier disque entièrement écrit par la Française. Les textes auraient du mal à masquer l’école fondée « malgré lui » par un célèbre ex-Saint-Gillois évoqué plus haut, mais réussissent assez bien à se tenir à l’écart de l’identification explicite, de la confession larmoyante ou pire, des effets racoleurs du bon mot ou du refrain arrache-cœur. S’attardant davantage sur des situations évoquées en pointillés ou s’attachant à recréer les conditions d’un climax émotionnel forcément contrasté, les chansons de Françoiz Breut dessinent des décors mouvants d’ombre et de lumière et bien achalandés en profondeur et qui garantissent un parcours inédit à chaque visite.
Yannick Hustache