Françoiz Breut démêle le flux flou de l’époque
Sommaire
Un nouvel album dans les mains, commence le lent processus de réception, ouverture des antennes sensitives. Une première écoute générale, flottante, puis une deuxième quelques jours plus tard, imprégnation fragmentée. Un premier halo familier, superficiel, s’installe, musiques et mots défilent, fluides, encore un peu disparates, chaque titre suggérant des émotions différenciées. Puis, de petits accidents se produisent, telles sonorités ressortent, attirent l’attention, tels mots et telles images jaillissent, aimantent la curiosité, désorientent, incitent à plonger pour mieux saisir la chair autour de ces détails saillants et deviner, au-delà du déroulé efficace, des rouages acerbes, aiguisés, un imaginaire un brin tourmenté, un tissage complexe de nuances vivifiant. Ce nuage de rengaines continue son chemin à l’intérieur, librement, éveille et agrège des souvenirs, soulève des analogies avec d’autres musiques, d’autres textes, d’autres images, instaure des correspondances avec les sédiments de vécus passés et contemporains. L’organisme s’approprie les chansons, non pas distinctes les unes des autres, mais comme formant un tout, un seul chant, un même flux individuant. C’est cette dimension d’ensemble qui séduit, la présence d’un souffle longue durée plutôt que la succession de morceaux plus ou moins bien foutus. À quoi cela correspond-il ?
Le chant d’une époque absente
Puis, soudain, une idée : et si ce recueil était celui qui chantait le mieux l’époque particulière que nous vivons ? Pas surplombant, mais d’en bas, tout en étant capable de prendre de la hauteur. L’air de rien. Un air de rien cultivé, travaillé comme esthétique captant l’air du temps. Mais quelle époque et qu’est-ce qu’une époque, est-ce que ça se chante ? Pour le dire vite, une époque se définit par certains invariants spirituels et matériels qui fondent des styles de vie plus ou moins partagés par un grand nombre de citoyens et citoyennes durant une période déterminée. À l’inverse, ce que nous vivons aujourd’hui correspond à ce que Maurice Blanchot prédisait comme « absence d’époque ». La révolution conservatrice sans fin, l’injonction néolibérale à s’adapter sans cesse aux nouvelles « réformes », le poison savamment distillé qu’aucun acquis social n’est à l’abri, la crise climatique, l’Anthropocène ancré de plus en plus concrètement dans le quotidien de tout le monde, plus rien n’est stable, plus rien ne permet de « faire époque ». Ce qu’étudiait beaucoup Bernard Stiegler : « Les ruptures technologiques se produisent à intervalles de plus en plus rapprochés. Et depuis peu de temps, avec la réticulation numérique, nous sommes dans un dispositif qui fait que tout bouge en permanence, que plus rien n'est stable. Et que la société ne peut plus s'en nourrir : elle s'en trouve au contraire désintégrée. » (Libération, 2016) Comment chanter cette désintégration latente, irréversible, chanter ce qui s’y passe, ce que ça fait !? Comment fixer dans des chansons cette atmosphère si particulière, cette nature fuyante autant que toxique qui infiltre tout le vivant, aujourd’hui, avec laquelle, de toute façon, il faut composer ?
Constellation de combustions-propulsions
Françoiz Breut le fait en oscillant dans un climat doux-amer, lévitant sur une crête entre désillusion et effroi d’un côté et, sur l’autre versant, yeux mi-clos, semant des graines de réenchantement. Elle traverse les turbulences sur une trajectoire volontaire mais non linéaire, soignant les points d’empathie qui subsistent, étudiant les zones d’entropie négative, menacées ou effondrées.
Au fur et à mesure que je me fonds dans l’onde texte-musique, mots-images, la sensation fascinante, mélancolique, de survoler un désastre en cours, là et caché, précipité et retenu à la fois, monte en puissance latente. La sensation de revoir l’instant où tout restait encore possible. — Pierre Hemptinne
Cela est induit par le style d’écriture et de chant qui place la chanteuse dans un rapport télépathique au déjà vécu, au déjà éprouvé qu’elle revient visiter en donnant des indices, après-coup, sur les possibilités de bifurquer, de s’échapper de cette absence d’époque. Passé, présent, futur communiquent, elle en recherche les passages secrets. Il (me) semble que les onze titres s’imbriquent dans une seule et même dynamique narrative. Il n’y a jamais détachement ou cynisme, mais une constellation de combustions-propulsions qui parcourent en tous sens l’espace insondable allant des confins intérieurs les plus lointains aux confins extérieurs les plus extrêmes, des expériences les plus singulières aux ressentis les plus universels, se confrontant à la réalité qu’il n’y a plus vraiment d’au-delà, que le monde est confiné dans ses limites.
Chanter ce qui manque et échappe, s’en ressaisir
Ça démarre. La combustion est passagère, avec un début et une fin, les temps sont comptés. La vie est aspirée. Entre « le vide du ciel est de glace » et « l’asphalte nous aimante », on se trouve propulsé·e·s sur des rails et l’on ne voit et ressent qu’une partie émergente de l’écume des jours, « on a confié nos sorts à la route ». L’impression qu’une fois le mouvement lancé, plus moyen de s’arrêter, de faire son nid, « nous sommes juste de passage », épousant la vitesse du monde, l’accélération néolibérale. Une sorte de course-poursuite sans rien à rattraper, juste l’ivresse maladive de la perte de repère, « nos yeux se brouillent, embrassent la nuit dans l’abysse ». Et la peur de ce que l’on respire, de ce que l’œil et la conscience captent fugacement d’un état d’alerte installé et signalé par « des hommes harnachés à l’affût ». Mais au-delà de ce que musique et mots énoncent et ramènent dans leurs filets fragiles, la respiration de la chanson révèle le poids constant d’une absence, le manque grandissant, anxiogène, de tout ce qui nous échappe, que la vitesse nous empêche de saisir et grâce à quoi il serait possible de retrouver la structure d’une vraie époque. Le poids et l’impact d’un manque de consistance de plus en plus pathologique.
Parce que l’on sait ce qui se passe, tout de même. À certains moments, en se rapprochant du sol, les détails ne laissent aucun doute quant à la combustion-corrosion qui couve sous le réel, « Il y a une faille sur le béton / Elle se lézarde, la fêlure / Le réacteur est en fusion ». Et le duo Jawhar/Breut entonne le refrain d’un mode d’existence condamné à colmater ses brèches avec du sparadrap, mais « qui pourra voir si le soleil a encore tous ses rayons ? » Voilà comment (se) fredonne la perte de perspective d’une absence d’époque dont le tapis-roulant d’easy listening progressivement vénéneux et légèrement disruptif, plonge dans les réalités d’une ville cannibale et ses combustions virales, perdu·e·s dans des dimensions qui dépassent et menacent l’individu, emporté·e·s par la force anonyme de la foule. « Dans de longs tunnels chauds comme un intestin / On a suivi les gens dans l’air moite, le fracas / tout devenait flippant. » Journal de bord syncopé d’une vie désorientée, hors de tout ce qui peut nourrir une société, une vie à l’affût, avec le désir croissant de « fenêtre ouverte sur un panorama ». Dans la chanson, il y a une issue, première graine de réenchantement.
Aux confins des pages blanches, rires et ressources
Puis, il y a les combustions « néguentropiques » qui enrayent l’entropie destructrice. D’abord, la combustion-irradiante, celle de l’amour. Qui n’est pas éphémère, juste de passage, mais dont la rareté même constitue une réserve de forces et lumières, une accumulation positive, « mes péchés s’accumulent ». En convoquant la notion de péché, la chanson en fait une sorte d’oasis menacée dans un système qui entend tout rationaliser, lieu de dispersion non rentable d’énergie vitale, au service de l’ineffable, du non calculable. Si les errances urbaines égaraient dans le vide, ici aussi, il est question que « tout nous échappe », mais le vertige est d’une autre nature et donne accès à l’éblouissement comme source de consistance, la vie plutôt que la survie, un ruissellement qui replace l’humain dans le flot des ondes extrahumaines : « Dix milles secousses au crépuscule / En vagues soyeuses nous inondent. »
La comptine en spirale, « Vickie qui riait », submerge par sa combustion-tourbillon, contagieuse, rappelle le surgissement de l’inconnu, l’inattendu, l’irruption du nouveau, approfondit la reprise de contact avec le vivant brut, immense, non calibré. (Alors que toutes les dérives « de passage », dans le monde des fissures et des foules zombies, se déroulent sans plus rien qui puisse surprendre, juste dans un fil moribond, asphyxiant). « Elle avait un rire qui déboulait / Sur la moquette, on s’enroulait / Par soubresauts, on jubilait. » Petit bout de vitalité vierge, nostalgie poignante des débuts qui fait écho aux chamades et cavalcades folles, absolues, vers la page blanche infinie, jamais souillée, jamais bornée, « au bout du bout du bord du monde » sans plus craindre « jamais le silence / Nous serons comme deux Lapons / Face au néant nous cheminerons », fantasme de fondre et vivre à jamais dans un paysage immaculé où tout reste toujours à écrire et chanter. Aller aux limites de la biosphère épuisée, aux frontières du monde confiné, conjurer la peur de l’effondrement en chantant la page blanche.
Cette impulsion vitale irrépressible et ce goût pour la vie sont portés par une combustion-fusion qui n’a de cesse de penser un retour complet au sein de la nature, revisitant l’image d’Ophélie, mais une Ophélie quasiment épanouie, arrivée au terme d’une vraie existence complète et heureuse, choisissant comme sépulture de se fondre parmi les éléments de la rivière, continuant à vivre dans sa lente décomposition-recomposition, devenant rivière, algue, vase, galets, île, poissons, crustacés. — P. H.
« Tout me couvre et m’enlace / Devenue invisible / M’allonge sur les galets / Au fond, bouillonne l’eau argentée. »
Chanter pour habiter d’une autre façon
Et puis il y a les combustions ambivalentes, de basculement, quand l’intime est attaqué, envahi. Cela peut être affronter la métamorphose soudaine d’un proche qui renvoie alors à l’inquiétante étrangeté d’un familier devenant étranger. « Tes beaux yeux se dilataient, se dilataient / Des secrets s’y étaient fixés / Un alphabet de hiéroglyphes / S’est déchainé. » Apercevoir dans les yeux du /de la partenaire grandir les reflets du monde de moins en moins accueillant. La perte d’équilibre vient aussi de l’intime. Il y a aussi les combustions-dépressions où les forces manquent, où il n’y a plus rien où s’accrocher et où prédomine impuissance et attirance pour les gouffres magnétiques. « L’heure n’est plus à la lutte / Nous tombons du ciel, c’est la chute. » L’expulsion du paradis en ses multiples remake. Enfin, après autant de courses et cheminements, il y a les effets du temps qui passe, la surprise de constater que l’enveloppe se ride, s’altère, alors que le contenu envoie toujours des signaux de jeunesse, toujours si proche des débuts (comme les traces du Big Bang s’observent encore comme si la naissance de l’Univers était toujours en train de se produire). Superpositions temporelles, confusion. Combustion-schizophrène.
Si la chanson aborde le vieillissement au niveau personnel, par le climat d’ensemble de l’album, elle évoque aussi une autre fissure caractéristique de l’absence d’époque, le hiatus croissant entre dedans et dehors, véritable épidémie — P. H.
« Trop vite trop vite tout s’accélère / Tout s’accélère / Tout va trop vite, tout s’accélère / Mon dedans ne suit pas mon dehors. » Le chanter, le faire chanter à ceux et celles qui écoutent, c’est déjà combattre l’aliénation, c’est arpenter notre espace commun, depuis nos singularités, en cherchant des solutions, selon les termes empruntés à Bruno Latour : « On ne peut plus s’échapper, mais on peut habiter d’une autre façon le même lieu, ce qui fait reposer l’acrobatie, comme dirait Anna Tsing, sur les nouvelles manières de se situer autrement au même endroit. » Voilà ce qu’ouvre, à sa manière, il (me) semble, cet album de Françoiz Breut, Flux flou de la foule, en ce début 2021.
Pierre Hempinne