TEMPS DU GHETTO (LE)
D’emblée, une contradiction : regarder les victimes par les yeux des bourreaux. Une multiplication des intentions : l’Allemand, auteur des images, et Frédéric Rossif, les reprenant vingt ans après pour leur faire dire exactement l’inverse. Ou encore, les spectateurs. Premier destinataire, Goebbels, s’assurant que la mort accomplit son travail; le résultat, la confirmation de l’efficacité de son plan et, si cela ne suffit pas, une marge rectificatrice (la solution finale). En 1961, première projection publique du film, l’effroi, avant les autres documentaires, Shoah (1976) ou De Nuremberg à Nuremberg (1988). Aujourd’hui enfin, soixante-cinq ans exactement après le soulèvement du ghetto, le film est édité en DVD pour la première fois - regardé comment ? par qui ? pourquoi ? Les questions morales que soulèvent inévitablement certaines images d’actualité se posent aussi pour les archives, il n’existe pas de passé pour la souffrance, et ce Temps ne s’inscrit dans aucune chronologie. Les survivants s’expriment au présent. Ce parti pris choqua d’ailleurs certains critiques lors des premières projections, on reprocha au réalisateur son manque de recul, comme si l’emploi du passé à lui seul garantissait l’objectivité du travail de l’historien. Visiblement, l’exigence d’objectivité dégage parfois des relents de futilité, mais ce constat intéresse peu Frédéric Rossif, Le temps du ghetto relève davantage du document que du documentaire. Le film illustre ces trois années au cours desquelles les Allemands ont cru pouvoir éliminer les Juifs en les confinant dans un ghetto. La narration reste discrète, lecture scandée des lois antijuives, commentaire laconique de Madeleine Chapsal, alors journaliste à l’Express. Contrastent les témoignages, paradoxalement peu naturels. Les visages des survivants surgissent de l’obscurité, regardent dans le vide, absents, articulent un texte très écrit. Le détachement, seule manière de dire d’impensables souvenirs ?
Quant aux images, elles sont terriblement esthétiques. Bien sûr, le montage de Frédéric Rossif recompose, assortit, découpe, rythme; l’habillage sonore contribue considérablement à la beauté du film, donnant la mesure précise du flux destructeur, des énergies singulières qui se sont manifestées jusqu’à la fin, triomphe ultime sur la faim et la dégradation. De l’autre côté, que voit l’Allemand derrière la caméra ? Qui s’attarde sur un vieil homme, maigre, déguenillé, pieds nus, l’âme dans le regard, figure magnifique de l’agonie sereine. Faut-il comprendre qu’il n’existe aucun lien entre celui qui filme et son sujet ? Qu’est-ce que le cinéma alors ? Qu’en reste-t-il, dans cette discordance fondamentale entre les réalités ?
L’image est le langage des exilés. Cette phrase, prononcée par Frédéric Rossif, relève de l’euphémisme. Né en Yougoslavie en 1922, il est resté seul survivant de sa famille, massacrée par les Allemands. À Paris, des années plus tard, il se découvre une vocation de documentariste, expression indirecte mais sans équivoque de son vécu personnel. Ses nombreux films abordent principalement trois thématiques : les animaux, la peinture et l’histoire. Même s’il n’intervient jamais à la première personne, il signe son travail par l’intelligence du montage, centré sur l’homme plus que sur les événements. Le temps du ghetto commence par une chute : d’abord une vue aérienne de Varsovie, un survol banal d’avions allemands, et la descente, de plus en plus près; lorsque l’image touche la terre, tout n’est que ruines. Le ghetto détruit, bombardé en 1943, pour éliminer les derniers insurgés. Ensuite, retour en arrière, les premiers jours du ghetto, rues animées, joyeuses, si loin de ressembler à une prison. Frédéric Rossif intervient par métaphores, place chaque image de telle sorte qu’elle produit un double discours, le premier, évident, ostensible, et le second, crypté, la voix intime du réalisateur, difficilement perceptible, qui demande que l’on tende l’oreille, qu’on se tienne tout près d’elle, si on veut l’entendre. Et même là, ce que l’on perçoit finit par nous renvoyer à nous-mêmes, à notre propre incapacité à comprendre. Une fois de plus, l’observation de Keats se vérifie : Rien ne devient réel tant que l’expérience n’en a pas été faite. Les documentaires, l’histoire, quel que soit l’intérêt qu’on y porte, ne sont jamais qu’abstractions. Pour déjouer ce décalage, l’émotion est une option. De nombreux documentaristes et journalistes l’ont compris, qui dramatisent les images pour susciter l’empathie. Or, les survivants qui s’expriment dans Le temps du ghetto restent aussi obscurs que le noir qui les entoure. Leur exposé est froid, structuré, sans attache biographique. Parce que l’existence même du ghetto, confirmée par les archives, est - et doit rester - irréelle. Qu’une telle horreur devienne concevable, contredirait l’idée même d’humanité.
Catherine De Poortere