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Pointculture_cms | critique

BROCKES-PASSION

publié le

TELEMANN, Brockes-Passion, René Jacobs

 

 

Texte violent et musique graphique : la dramaturgie religieuse du XVIIIesiècle ne prétend pas au réconfort des fidèles; elle dérange, attise le repentir. Cathartique, elle ne vise pas la douceur de l’autre monde, mais les affres de celui-ci.

telemann

Si l’on envisage les Évangiles sous l’angle de la narration, on voit que les événements s’y succèdent de façon désordonnée, par brusques avancées et retours, sans souci de continuité. Cette désinvolture dans la conduite du récit témoigne autant de ses origines multiples que de son caractère accessoire, l’essentiel n’étant bien sûr pas dans le fait mais dans le symbole. Cependant, aux deux tiers de la narration, l’ordre s’inverse, le commentaire s’estompe. C’est la Passion: après une intense nuit de veille sur le Mont des Oliviers, Jésus est arrêté, torturé, condamné et crucifié. Lire le texte est en soi très émouvant; l’entendre dans une église remplie de monde, à Pâques, amplifie le sentiment; le voir mis en scène, interprété, incarné, lui ouvre encore une autre dimension. Peut-être le sentiment métaphysique se manifeste-t-il au théâtre avec plus de force que dans n’importe quelle autre forme artistique, et le Mystère du Moyen-Âge n’a pas, sur son public, un impact moindre que la tragédie grecque. Si l’on ajoute à cette scénographie la splendeur d’une musique qui n’a été écrite que pour elle, on comprend que la Passion soit particulièrement appréciée depuis les origines de la chrétienté. Au XVIIIème siècle, deux genres coexistent sans se faire concurrence : la Passion en tant que telle, c’est-à-dire un arrangement musical sur le texte même des Évangiles, joué dans l’église (par exemple les Passions de Bach); et l’oratorio de la Passion, destiné aux salles de concert, création totalement originale, réécriture subjective et versifiée des derniers jours du Christ. L’exercice de double transposition et le renforcement mutuel de l’écrit par la musique visent expressément à accentuer le pathos: il ne s’agit ni d’un spectacle ni d’un divertissement, mais d’une liturgie laïque. Plus grande est l’émotion, plus profond le repentir. Il est certain que le caractère doloriste d’une certaine iconographie religieuse porte à s’interroger sur les intentions profondes de l’artiste; on se demande parfois si, à la visée purement morale de ces œuvres, ne s’ajouteraient pas quelques penchants moins honorables, prétexte à une esthétisation de la violence qui fait aujourd’hui plus que jamais recette dans le monde de l’art.

Compositeur extrêmement prolifique, Telemann a naturellement écrit une quarantaine d’oratorios de la Passion. René Jacobs nous propose ici le plus célèbre d’entre eux. À l’origine, c’est un poème publié à Hambourg en 1712, dont l’auteur, Berthold Brockes est notable de cette ville: Jésus martyrisé et mourant pour le péché du monde. Immédiatement populaire, le texte sera, en l’espace de quelques années, adapté quatorze fois, entre autres par Haendel, Keiser, Mattheson. Si, à cette époque, Telemann l’emporte en reconnaissance (même sur son contemporain J.-S. Bach), sa mort en 1767 signe le début d’un inexplicable oubli. Aussi ce disque n’est-il que le second enregistrement à ce jour de l’oratorio, méritant, du fait de sa rareté, l’intérêt qu’on lui porte. René Jacobs a choisi de supprimer quelques petites choses ça et là, pour, dit-il, rééquilibrer l’œuvre. Peut-être aurait-il mieux valu qu’il s’abstienne, car c’est en cherchant à se conformer aux canons actuels que l’on risque de commettre une faute de goût. Quoi qu’il en soit, malgré ces coupures, l’oratorio de Brockes n’en demeure pas moins une redécouverte essentielle, contrepoint intéressant aux sempiternels réenregistrements des mêmes œuvres. L’interprétation est remarquable, surtout en ce qui concerne l’orchestre. En effet, parties instrumentales et vocales sont dans cet oratorio d’une égale importance. Les voix, vibrantes et passionnées, sont mises en valeur par une partition surprenante, d’une conception relativement moderne. À hauteur d’homme, l’oratorio demeure une œuvre terrestre; Jésus est montré dans sa fragilité humaine, chair en souffrance, esprit qui doute - l’heure souveraine de la résurrection n’a pas encore retenti. Les instruments revêtent un rôle tantôt métaphorique (le hautbois, par exemple, traduit la voix de l’âme), tantôt suggestif (les cordes pincées figurent les épines qui s’enfoncent dans la chair) et les contrastes sont si nombreux, si violents que la tragédie s’éprouve physiquement. L’oratorio, tragique et charnel, confine à l’opéra. Expression d’états d’âme changeants, angoisse, hésitations: la musique illustre, colle au texte et à la peau même des personnages, sans distance, immédiate et violente.

 

Catherine De Poortere

 

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