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Pointculture_cms | critique

STORM BENEATH A SKULL/ THE LITTLE RED RIDING HOOD

publié le

« […] le seul traumatisme de l'homme n'est point celui de la naissance, auquel un vain peuple des sciences humaines croit, mais d’être né malentendu, et que le malentendu soit l'essence de lacommunication ». François Régnault, extrait de « Né […]

 

 

« […] le seul traumatisme de l'homme n'est point celui de la naissance, auquel un vain peuple des sciences humaines croit, mais d’être né malentendu, et que le malentendu soit l'essence de lacommunication ». François Régnault, extrait de « Né malentendu. Autour des Machinations de Georges Aperghis », 2008

« Il y a un horizon sonore derrière le fond des lieux. Morceaux de sons d’une peur qui a éclaté jadis comme l’univers et que hèle la dépression, qui s’entrave dans le plaisir, qui s’échappe dans la souffrance. […] Toutes les langues du monde semblent secondaires à l’égard de cette plainte de faim, de détresse, de mort, de solitude, de précarité. Comme les bêtes viennent se frotter dans leur propre puanteur. Les langues qui sont prononcées aiment la masse des voix. Toutes les langues du monde, si puissantes ou habiles qu’elles soient, ne couvrent pas cette odeur sonore de l’espèce .» Pascal Quignard, extrait de « Petits traités I », (XX / Langue, pp. 464 et 466), 1990

 

La musique n’est pas un mode d’expression plus direct que la parole. C’est un langage sophistiqué, dont le pouvoir émotionnel n’atteste pas la spontanéité. Basé sur l’alphabet latin, le système de notation musicale anglo-saxon trahit la gémellité des langages : la partition est un texte composé de sons. Pour être transmise la pensée se transforme ; ce qui la précède –  sensation, intuition, geste –  se déforme. Les significations évacuent le désordre, s’organisent, se complètent, suscitent les correspondances.Ces réseaux prolifèrent à l’infini loin de leurs racines ; les tours de Babel s’élèvent les unes après les autres. En dépit de leur complexité, les langages n’épuisent pas l’être, ils le réduisent au silence. Restent des traces  –  des raclures, pour Artaud, l’innommable pour Beckett, une odeur sonore.

Initié par les avant-gardes au début du XXème siècle, l’art moderne, dans une de ses multiples orientations, vise précisément cette portion primitive, encore intacte, trace de l’être en friche. L’aporie philosophique est, pour l’artiste, un fort stimulant: l’indicible, il faut tenter de l’exprimer.

aperghisC’est le défi que se pose Georges Aperghis dans le courant des années 70. Ce compositeur d’origine grecque, venu en France à l’âge de dix-huit ans, délaisse alors le sérialisme pour fonder (avec sa femme, l’actrice Edith Scob) l’ATEM ou Atelier de Théâtre et de Musique. Il s’agit, dans un premier temps, de réunir en un seul lieu des pratiques indûment séparées. Comme musique et parole partagent la même origine et des intentions similaires, tous les arts de la scène sont physiques, contigus du corps et du son. Inspiré par le travail de Mauricio Kagel (1931), Aperghis met en place un théâtre musical sur un principe d’équivalence entre acteurs, instrumentistes, chanteurs et danseurs. C’est dans la suppression des hiérarchies que le concept se distingue de l’opéra, ainsi que dans la dislocation du discours. Il y a bien, pour les deux genres, un projet commun d’art scénique total, mais tandis que l’opéra harmonise les langages en liant le texte aux voix et aux instruments, le théâtre musical fait exactement l’inverse. Ses éléments basculent en position critique. La musique, la narration, pour peu qu’elle soit encore présente, les voix, les mots. Les dislocations se juxtaposent dans une immense détresse, qui préfigure une jubilation plus grande encore.

Un tel délitement expose l’art au nihilisme. Aperghis se garde de toute radicalisation, de toute littéralité. S’expliquant sur sa démarche, il établit un parallèle avec les peintures rupestres préhistoriques. Le dessin, dont la finesse de traits subit les anfractuosités de la roche, finit par composer, avec les âpres reliefs, une œuvre hybride, étrange et versatile, à laquelle l’œil ne peut jamais s’habituer. Appliquée aux créations scéniques, cette métaphore souligne le caractère positif  des accidents, des obstacles qui d’une part, éveillent sans cesse l’attention, d’autre part compromettent la fixation du sens. On cherche l’être sans forme, sans voix, l’en deçà du langage. Les mots se décomposent en phonèmes qui se répètent, les chanteurs émettent des borborygmes, les instruments gémissent, les corps se tordent. Et le spectacle, loin de sembler sinistre, produit plutôt une réelle jouissance. Une énergie fuse manifestement de l’épreuve – et c’en est une pour les artistes, que d’émettre, parfois contre nature, ces hoquets, ces cris, gloussements, râles, soupirs, grondements – les bruits organiques exacerbent les sensations, rendent nerveux, excitent. L’essentiel, pour Aperghis, est de prévenir la formation de cellules signifiantes, horizon scabreux d’une pensée qui se limite elle-même.

Pour appréhender concrètement le travail d’Aperghis, on regardera avec intérêt ce documentaire. La première partie, composée d’extraits filmés de différents spectacles, donne un aperçu utile de l’œuvre. S’ajoutent classiquement les commentaires des chanteurs, des musiciens, et surtout, ceux du compositeur. Aperghis, également auteur du livre, Le corps musical, est un orateur doué, ayant le goût des antithèses et des formules poétiques – ce qui laisse penser que pour critiquer le langage, il est indispensable de bien le maîtriser. La seconde partie est une pièce filmée, Le petit chaperon rouge, relecture originale du conte de Perrault. Le spectacle vu dans son intégralité permet de confronter la théorie à la pratique. On en arrive alors à cette évidence, ironique et heureuse, que les corps et les mots épars qui s’élancent de tous côtés, dans des éclairages variés, composent une chorégraphie dont  les significations rejaillissent irrésistiblement. Il est difficile de ne pas interpréter, de seulement vivre un spectacle… Sans doute le programme d’Aperghis réclame-t-il, de la part du spectateur, un détachement égal au sien.

 

Catherine De Poortere

 

Œuvre de Georges Aperghis disponible à la Médiathèque

Œuvre de Mauricio Kagel disponible à la Médiathèque

 

 

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