GOOD LIFE [THE BEST OF]
Et que faire face à une légende ? La remettre en question, émettre des doutes, la réviser dans ses détails ambigus ou embrouillés ? Cette histoire, comme toutes les légendes, a été maintes fois racontée, de première ou de seconde main, avec d’infimes variations, avec des précisions de plus ou de moins, des ajustements, des raccourcis, des partis pris ou des documents irréfutables. Bien sûr, heureusement pour nous, les faits concernés remontent à un peu moins d’une trentaine d’années, ce qui nous permet de disposer de témoignages, de traces écrites, filmées, enregistrées. Nous avons sous la main la plupart des acteurs de l’époque, qui sont toujours prêts à répéter à l’envi cette histoire qui est la leur, et à en confirmer les grandes lignes. Mais malgré cette proximité, toute mythologie finit par prendre ses distances avec l’histoire, et devenir intouchable, irréfutable, corroborée et sanctionnée par sa propre répétition. Alors comme un crédo, à redire, à ressasser, à reprendre en chœur, il faut simplement répercuter la légende.
Ville industrielle déchue, abandonnée par les forces qui l’avaient créée, Detroit, « Motor City », vivait par et pour l’industrie automobile américaine et les usines de la General Motors, de Ford et de Chrysler qui s’y étaient installées au début du XXe siècle. Attirant des milliers d’ouvriers et créant la première ville dotée d’une classe moyenne prospère majoritairement noire, Detroit était rapidement devenue une des plus grandes villes des États-Unis en termes de population et de salaires. C’est paradoxalement ce qui déclenchera son déclin : la ville se videra progressivement de ses habitants, partis s’établir dans les faubourgs plus verts de la périphérie, laissant le centre-ville, privé de ses occupants et de ses revenus, tomber en décrépitude. L’automatisation de la production réduira drastiquement le personnel des usines et accélèrera encore le processus. Ville fantôme, aux énormes bâtisses luxueuses désertées et négligées, et à l’infrastructure, désormais excessive, désaffectée, elle sera le décor parfait des premiers pas de la techno.
Si la légende parle d’une naissance, d’une éclosion, les principaux acteurs de l’histoire sont prompts à expliquer que la techno avait des précédents, des origines, des influences. À l’époque, les épiphanies et les révélations passaient par la radio. Au début des années 1980, trois adolescents, Derrick May, Juan Atkins et Kevin Sanderson, se passionnaient pour la musique et se construisaient une éducation en écoutant l’émission radiophonique de Charles Johnson, plus connu sous le nom de The Electrifying Mojo. Ce programme musical se distinguait de la plupart de ses contemporains (et de beaucoup de programmes actuels) par son éclectisme radical et sa propension à joyeusement mêler les genres, passant du funk à la new wave et du rock à la soul, mais surtout, en refusant les barrières ethniques entre les musiques. C’est ainsi que pour le trio, les deux plus grands chocs culturels viendront de deux horizons assez éloignés : le funk intergalactique de Parliament/Funkadelic et le krautrock robotique de Kraftwerk. Derrick May aura la vision qui les guidera lorsqu’il imaginera Kraftwerk et George Clinton coincés dans un ascenseur avec un seul clavier à se partager. L’idée d’une fusion de ces deux univers et de ces deux histoires très différentes marquera profondément la musique qu’inventeront ces trois jeunes musiciens. Ils deviendront plus tard la sainte trinité des amateurs de techno qui les vénèrera sous l’appellation de Belleville Three (du nom de leur ville d’origine, à une cinquantaine de kilomètres de Detroit). Chacun occupera une place particulière dans ce panthéon : Juan Atkins sera The Originator, le Godfather of Techno, son parrain, tandis que Derrick May sera connu comme The Innovator et que Kevin Saunderson se verra surnommé The Elevator. Leurs débuts dans la musique, dans différentes formations et différentes configurations (ensemble ou avec d’autres musiciens), les verront développer une musique électro-funk reflétant leurs influences, inspirée autant de leurs précurseurs (les deux précédemment cités, auquel on doit ajouter une longue liste de groupes comme Yellow Magic Orchestra, Gary Numan et Tubeway Army, Depeche Mode, etc.) que de mouvements contemporains comme l’électro de New York (Mantronix, Man Parrish, Arthur Baker, Afrika Bambaata, etc.) ou la house de Chicago. Ils revendiqueront également l’influence de leur ville et de ses entreprises sur leur amour des rythmes mécaniques et de la technologie en général, rappelant l’omniprésence à Detroit du vacarme industriel, et comment leurs parents et les autres ouvriers des chaînes de montage passaient plus de temps auprès des machines et des robots de l’usine qu’entre eux. Le premier des trois à entamer une carrière sera Atkins qui fondera le groupe Cybotron, avec Rick Davis, et établira les prémisses du genre avec des morceaux comme « Alleys of Your Mind » (1981) ou « Clear » (1983). Ils décideront de faire une musique exclusivement électronique, à base de synthétiseurs, de boîtes à rythmes et de vocodeurs, et adopteront une imagerie futuriste et technologique s’inspirant (en partie) des livres d’Alvin Toffler, Le Choc du futur et surtout La Troisième Vague, et sa vision de « techno-rebelles ». Associant à cette perspective dystopique une musique froide et sombre, ils tireront profit d’un nouvel arsenal d’instruments électroniques : des machines récentes à un prix accessible, comme le synthé Korg MS-10, ou des instruments rejetés par la génération précédente comme les célèbres TB303 et TR909, deux machines conçues à l’origine comme une simple émulation, l’une d’une batterie, l’autre d’une basse, devant fournir un accompagnement à un musicien soliste (et solitaire). Ces machines s’étaient révélées un échec commercial et musical complet jusqu’à ce que plusieurs personnes pensent à les utiliser non plus comme une imitation d’instruments réels mais comme des machines à part entière, avec un son et des possibilités originaux. Après un différend musical avec Davis, Atkins se lancera en solo sous le nom de Model 500 et fondra son propre label, Metroplex, en 1985.
Le deuxième choc viendra de Derrick May qui sortira en 1987 sous le nom de Rhythm is Rhythm, un des premiers classiques de la techno : Strings of Life. Les trois amis d’enfance, tout en restant en contact et en continuant à s’entraider, avaient décidé de suivre chacun sa voie, et chacun d’eux avait fondé son label. C’est ainsi que le disque de May sortit sur Transmat, qu’il avait créé un an plus tôt, et sur lequel il publiera des artistes comme Carl Craig, Stacey Pullen ou Kenny Larkin. Ce morceau définissait de nouveaux horizons pour la musique de Detroit, les éléments déjà apportés par Atkins, les boîtes à rythmes, les synthétiseurs, étaient toujours présents, mais quelque chose d’autre s’annonçait, les cordes, bien sûr, et les claviers jazzy et syncopés qui rompaient avec la rigueur de l’électro, mais c’est sans doute la rythmique inflexible et implacable qui montrait une nouvelle voie. Enjolivée par quelques percussions synthétiques, c’était avant tout une ligne droite, en 4/4, simplissime mais imparable, à la fois statique et furieusement pressante, relancée dans la course de temps à autre par un redémarrage, un roulement de batterie ou une ligne de claviers. Enregistré comme un mini-set DJ, avec une grande attention à la tension, à l’alternance de surprise et de stabilisation, de consolidation de la transe et de surenchère permanente, c’est un véritable mode d’emploi de la techno, un schéma qui sera décliné à l’infini jusqu’à nos jours.
Kevin Saunderson, de son côté, ne reste pas inactif. Il crée lui aussi son propre label, KMS, sur lequel il publiera ses premiers morceaux en 1986. Mais c’est son projet Inner City, mêlant ses instrumentaux techno à la voix de la chanteuse Paris Grey, qui va lui apporter le succès avec des morceaux comme « Good Life » et surtout « Big Fun », qui sera inclus en 1988 sur la compilation « Techno ! The New Dance Sound from Detroit ». Cette compilation fera le tour du monde et attirera l’attention sur les musiciens de Detroit, qui seront les uns après les autres, appelés à venir jouer ou mixer en Europe puis dans le reste du monde. Cette ouverture sur le monde et cette acceptation de la techno de Detroit dans la scène house internationale qui se créait alors, n’allait pas sans poser quelques questions. Plus stricts, ou peut-être plus conscientisés que leurs contemporains, les musiciens de Detroit ne se trouvaient pas à leur place dans le monde hédoniste de la house et ne se sentaient chez eux ni dans les clubs de Londres ni dans les dancings d’Ibiza. Quelques-uns franchirent le pas, et acceptèrent cette culture, ou bien trouvèrent un terrain plus proche du leur à Berlin ou à Rotterdam, mais d’autres préfèreront un repli sur leur propre territoire et leur propre public.
Sur place, à Detroit, le trio – auquel vont s’ajouter de nouveaux membres, comme Eddie Flashin’ Fowlkes et Blake Baxter – va ainsi encourager la scène locale et lancer un club, le Music Institute, qui fédèrera, par-delà les inévitables querelles d’ego, les musiciens émergents de la ville et lancera ce qui sera pl