Des révoltes qui font date #27
20 décembre 1960 // Grève générale contre la "Loi unique" !
Le 4 novembre 1960, le gouvernement social-chrétien et libéral, dirigé par le Premier ministre Gaston Eyskens, invoque les dépenses provoquées par la perte du Congo belge pour justifier une loi qui allait imposer aux Belges un régime d’austérité. Cette loi prévoit une importante réduction des dépenses publiques (retenue sur les salaires et les pensions du personnel de l’État et des communes), des économies dans le domaine de la sécurité sociale (assurance-maladie et indemnités de chômage), et une augmentation de la taxation (le supplément de plusieurs milliards d’impôts indirects que le programme prévoit doit être trouvé tout entier au détriment de tous les citoyens). Toutes les mesures d’économie ayant été rassemblées dans une seule loi, celle-ci porte le nom de « Loi unique ».
Face à ces mesures antisociales, un mouvement spontané de protestation émerge ; on assiste à des manifestations, des défilés, des réunions et même des actes de sabotage. Le 20 décembre 1960, une grève générale est déclenchée en Wallonie et à Bruxelles à l’initiative d’André Renard, le leader du syndicat socialiste FGTB (Fédération générale du travail de Belgique). Une grande partie du pays est à l’arrêt (essentiellement en Wallonie), des secteurs entiers de l’économie sont touchés.
Dans un premier temps, le gouvernement observe ces mouvements de grève et de protestation avec optimisme, considérant que ses décisions sont utiles au pays et l’agitation injustifiée. Il parle d’autorité et d’austérité, de sacrifice et de discipline… Cependant, de nombreux citoyens ne l’entendent pas de cette oreille. Si du contrôle, de l’autorité et de la discipline doivent s’exercer, c’est sur le capital et sur les groupes financiers !
Le ton se durcit. Le gouvernement Eyskens ne peut tolérer la paralysie d’une bonne partie du pays, organise le maintien de l’ordre et la mise au pas des grévistes : la police et la gendarmerie sont renforcées par des milliers de réservistes ; des unités militaires stationnées en Allemagne sont rappelées. Les points vitaux du pays sont occupés. De nouveaux alliés apparaissent. Le cardinal Van Roey, primat de Belgique, déclare les grèves illégales et déraisonnables, et les dirigeants des syndicats chrétiens interdisent à leurs membres de participer plus longtemps aux mouvements de grève.
Dans toutes les villes du pays se déroulent des manifestations et, dans de nombreux endroits, on signale des incidents entre grévistes et forces de l’ordre. La répression est fermement organisée pour mettre fin au désordre, coûte que coûte ; des centaines de grévistes sont arrêtés et emprisonnés. Après cinq semaines de luttes, le 23 janvier 1961, le travail reprend.
Centré sur un des conflits les plus importants de l'histoire du mouvement ouvrier belge, Combattre pour nos droits s’inspire des faits réels mais n’est pas une chronique des événements. Ce n’est pas un reportage avec données journalistiques à l’appui ou des commentaires tendant à l’objectivité. Il ne s’agit pas non plus d’un documentaire dans le sens « classique » du terme (qui « documente ») mais plutôt d’un récit impressionniste dont la structure ainsi que les divers matériaux utilisés s’apparentent à de l’agitprop.
Les grèves sont centrales dans le film mais ces mouvements servent en fait à éclairer les relations sociales mises sous tension ; les allusions à des faits concrets, des lieux et des personnes sont limitées au minimum au profit d’une esquisse des grandes structures de la société belge en 1960… à l’image des schémas socialistes d’autrefois qui montraient une pyramide avec, de haut en bas, le pouvoir, l’Église, la bourgeoisie, protégés par l’armée, et tout en dessous la masse ouvrière qui supporte toute la structure.
Les acteurs de cette tragédie sont multiples : il y a les masses laborieuses (fonctionnaires, employés, ouvriers, intellectuels), le gouvernement Eyskens qui, à un moment, organise l’appareil répressif – police, gendarmerie, armée – contre les grévistes, ainsi qu’un acteur majeur... qui se cache derrière le gouvernement : le coffre, le capital financier, les banques. L’image du coffre-fort est récurrente dans le film.
Pour rendre compte des événements, Frans Buyens a utilisé des images provenant de diverses chaînes de télévision ainsi que de grandes agences de presse. Son recours à des images d’archives s’explique par le fait qu’il menait, au moment des grandes grèves, des activités syndicales. Réaliser un film sur le sujet semblait nécessaire à ce reporter de télévision mais, plutôt que de tourner des images avec les gens qui l’entouraient, il était plus important à ses yeux d’être au cœur de l’action, de participer aux piquets de grève et aux actions musclées, de joindre le geste à la parole.
L’autre particularité de ce film de montage tient au commentaire. Des parties de texte entières ont été puisées dans des articles de presse, des revendications syndicales, des discours et pamphlets divers de l'époque, auxquelles le cinéaste ajoute son propre commentaire, conférant au film un ton ironique, incisif et tragique. Bien que les propos puissent sembler aujourd’hui surannés, c’étaient pourtant le discours et la terminologie qui étaient exprimés, développés et propagés en 1960.
Du reste, dès le début du film, le cinéaste prend clairement position : il est dans le camp des travailleurs et ne s'en cache pas. En guise d’introduction, sur des cartons mobiles brandis à la manière de pancartes de manifestants, on peut lire : « Un film dédié au mouvement ouvrier belge »… et Frans Buyens poursuit par un hommage, plaçant d’emblée son film sous la figure tutélaire d’un cinéaste engagé, Joris Ivens.
Au final de ce collage expressionniste, même si le pouvoir est arrivé à ses fins, si les grévistes ont été chassés de la rue, et si les morts sont toujours du même côté, ce qu’il reste de cette tragédie est – peut-être – l’espoir que cette lutte pour plus de justice sociale ne soit pas éteinte à jamais. Parmi les dernières images, on voit des manifestants brandir un grand drapeau rouge… le travail reprend mais la lutte contre le capital n’est cependant pas terminée.
Marc Roesems
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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