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Des révoltes qui font date #33

20 décembre 1960 // Grève générale de l'hiver 1960-1961, la Wallonie insurgée / Un film des frères Dardenne

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Les grèves de décembre 1960 à janvier 1961 qui agitèrent Bruxelles et la Wallonie étaient dirigées contre la « Loi unique », qui se proposait de démanteler l’acquis des droits sociaux et économiques. Durant cinq semaines, un million de travailleurs descendirent dans la rue pour manifester contre ces mesures antisociales mises en place par un gouvernement composé de sociaux-chrétiens et de libéraux. Près de vingt ans après les faits, les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne s’intéressent à la base contestataire et ouvrière wallonne de leur région natale (Liège et Seraing) et s’interrogent plus largement sur le militantisme et son devenir.

Le 4 novembre 1960, le gouvernement social-chrétien et libéral, dirigé par le Premier ministre Gaston Eyskens, invoque les dépenses provoquées par la perte du Congo belge pour justifier une loi qui allait imposer aux Belges un régime d’austérité. Cette loi prévoit une importante réduction des dépenses publiques, des économies dans le domaine de la sécurité sociale et une augmentation de la taxation touchant les citoyens, de quelque condition qu’ils soient. Toutes les mesures d’économie ayant été rassemblées dans une seule loi, celle-ci porte le nom de « Loi unique ».

Face à ces mesures antisociales, un mouvement spontané de protestations émerge ; on assiste à des manifestations, des défilés, des réunions et même des actes de sabotage (comme le rappelle le film des frères Dardenne). Le 20 décembre 1960, une grève générale est déclenchée en Wallonie et à Bruxelles à l’initiative d’André Renard, le leader du syndicat socialiste FGTB (Fédération générale du travail de Belgique). Une grande partie du pays est à l’arrêt (essentiellement en Wallonie), des secteurs entiers de l’économie sont touchés.

Le gouvernement Eyskens, plutôt optimiste, considère que ses décisions sont utiles au pays et l’agitation injustifiée – on parle d’austérité, de sacrifice et de discipline… – mais, confronté à la paralysie du pays sur une période plus longue qu’espérée et à des manifestations de masse à caractère insurrectionnel, décide de durcir le ton. Le maintien de l’ordre est renforcé : la police et la gendarmerie sont rejointes par des milliers de réservistes ; des unités militaires stationnées en Allemagne sont rappelées. Les points vitaux du pays sont occupés par l’armée (gares, ministères, certaines usines, etc.) et des ouvriers réquisitionnés.

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Un gréviste réquisitionné... et qui le montre pour ne pas passer pour un "jaune". C'est ainsi qu'on nomme ceux – travailleurs et/ou syndicalistes – qui collaborent avec le patronat ou travaillent malgré les appels à la grève.

Dans toutes les villes du pays se déroulent des manifestations mais la répression est fermement organisée pour mettre fin au désordre. Dans de nombreux endroits, on signale des incidents entre grévistes et forces de l’ordre ; des centaines de manifestants sont arrêtés et emprisonnés. Il y aura aussi quelques morts. Après cinq semaines de luttes, le 23 janvier 1961, le travail reprend.


Près de vingt ans après les faits, Léon M., considéré par les cinéastes Jean-Pierre et Luc Dardenne comme personnage emblématique de l’ouvrier militant de leur région natale (Seraing), descend la Meuse à la rencontre des lieux et des campagnes de la grande grève de 1960-1961. Leur film n’est pas qu’une simple évocation historique ponctuée de souvenirs, mais un objet complexe, dans sa forme et son fond. Ce voyage nostalgique, émotionnel, où se ravivent les mythes ouvriers, les échos des luttes, est constitué de témoignages d’anciens militants, d’images d’archives empruntées au film de Frans Buyens (Combattre pour nos droits, 1962), de prises de vue audacieuses, d’interrogations et de réflexions poétiques et politiques.

Avec le bateau qu’il a construit dans son garage, à Seraing, Léon Masy, ancien militant, part « à la recherche de son futur ». Descendant la Meuse, il retrouve, à travers les vieilles usines d’aujourd’hui, le paysage d’une époque révolue : celle de la grande grève de 1960, où pour la dernière fois s’étaient reflétées sur les eaux du fleuve les lumières d’une région en ébullition, et où, pour la dernière fois aussi, il avait cru que ses utopies allaient devenir réalité.

Depuis le fleuve, Léon Masy rassemble ses souvenirs et pointe les lieux de son combat ; depuis la terre, d’autres anciens militants sont convoqués et invités à témoigner en divers points de la région (Ougrée, Seraing, Liège…), retraçant ainsi une cartographie de la lutte d’alors : les rassemblements, les marches, les affrontements.

Il n’y a cependant pas que dans la rue que la résistance ou la solidarité s’organisent, comme le montrent plusieurs séquences du film.

À la poste : des employés veillent à ce qu’aucun courrier ne parte ou ne soit saisi par les autorités.

À l’église : des prêtres demandent que le monde ouvrier soit humainement et plus justement considéré… se démarquant ainsi du cardinal Van Roey, primat de Belgique, qui appelle les ouvriers en grève à reprendre le travail.

Au journal La Wallonie, qui refuse la saisie du journal, et s'adresse aux soldats en ces mots :

« Si l’on vous commande de travailler à la place des ouvriers, dans des entreprises ou des services immobilisés par la grève, croisez-vous les bras ! Si l’on vous met en face de grévistes ou de manifestants, souvenez-vous qu’ils sont vos parents, vos frères, vos amis ! Fraternisez avec eux ! » — Appel publié par l’Action commune dans le journal La Wallonie

La résistance s’organise aussi dans la clandestinité : pour durcir l’action et arrêter les trains qui roulent encore, les comités de grève organisent des commandos de sabotage. Les horaires des trains et des rondes de l’armée sont renseignés par des camarades cheminots, le matériel (la dynamite !) est fourni par des camarades carriers, eux aussi en grève.

Tous ces sabotages étaient organisés et réalisés par des militants anciens résistants qui avaient commis les mêmes actes vingt ans auparavant, durant la Seconde Guerre mondiale. En faisant appel à un témoin masqué, ancien « saboteur », les frères Dardenne inscrivent ces actes de résistance et la lutte ouvrière dans un même continuum historique, le passé se rappelant au présent… mais pour quel avenir ?

« Ces gestes de la clandestinité peuvent-ils donner une destination au voyage du bateau ? » — Voix off des cinéastes

Et comment combattre désormais ? Qu'est-ce que le futur du militant ?

« Vers où navigue le bateau ? Vers la terre utopique ou vers une mer sans rivage ? Qui a raison ? La mouette ? Ou le fleuve enserré dans les rives de la réalité ? Chargé de ces interrogations, le bateau poursuit son voyage et sur la carte de la région insurgée d’il y a vingt ans, Léon Masy continue, lui, de chercher une destination. » — Voix off des cinéastes

Cette interrogation sur l’avenir du monde ouvrier est celle d’une époque. Si les années 1970 sont celles d’engagements politiques et artistiques certains, nés des espoirs de changements de paradigme après Mai 68, la fin de la décennie offre un tout autre visage, celui du désenchantement et des incertitudes.

« Tentant de recoller les morceaux d’une Histoire ouvrière en lambeaux, ils (les cinéastes) interrogent la mémoire de Léon, acteur majeur d’une classe sociale envisagée par eux comme patrie désirable. Montés séparément, témoignages des protagonistes joués comme au théâtre, 20 ans plus tard, séquences d’archives et colère des cinéastes en voix off ne se mélangent pas, évitant l’épopée pour mieux questionner l’écart que le film a lui-même creusé entre les Dardenne et leurs personnages, derniers feux révolutionnaires et devenir du militant. » — Patrick Leboutte, "Cinélutte et les Dardenne", www.desimages.be, 2008

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