Des révoltes qui font date #42
10 juin 1968 // La reprise du travail aux usines de piles Wonder à Saint-Ouen
C'était en 1991 : une voix – un cri – en ouverture de « Welcome to the Club », dernier morceau de I.A.B.F. (International Anti-Boredom Front – Front international contre l'ennui), l'album le plus coloré et nuancé du généreux quartet agit'-punk angevin des Thugs. Une femme – ou un jeune homme, à l’époque, à l'écoute du disque, cela n'était pas très clair à nos oreilles – hurlait, à moitié en pleurs :
NON !! Non, je rentrerai plus là-dedans ! Je mettrai plus les pieds dans cette taule ! — -
École ? Prison ? Usine ? Dans la version des Thugs, on n'en savait pas beaucoup plus ; le roulement de la batterie et la montée progressive des guitares rugissantes prenait vite le dessus, nous laissant là avec nos questions et notre chair de poule… Il allait falloir attendre 1996-1997 pour en savoir un peu plus…
Reprise et le « Wonder-film »…
Cette année-là (quatre ans avant Les Glaneurs et la glaneuse d'Agnès Varda, six ans avant Être ou avoir de Nicolas Philibert), un film documentaire fait parler de lui dans la presse généraliste et rencontre, au-delà de ses espérances, le public qu'il pouvait imaginer toucher lors de sa sortie en salles en France. Le film dure trois heures, se nomme Reprise et propose la quête de son réalisateur, Hervé Le Roux, pour retrouver la trace d'une jeune femme aperçue dans un magazine.
Au départ, c'est une photo dans une revue de cinéma. Un photogramme. L'image d'une femme qui crie. Et puis un titre: "La Reprise du travail aux usines Wonder". Cette femme "reprise du travail" comme on dit "repris de justice"… Et ces usines nommées Wonder… Wonder / Wonderland… Alice à l'usine, l'usine au Pays des merveilles. Le film a été tourné par des étudiants de l'Idhec [école parisienne de cinéma] le 10 juin 1968. On y voit des ouvrières de Wonder, à Saint-Ouen, qui reprennent le travail après trois semaines de grève, et cette femme qui reste là et qui crie. Elle dit qu'elle "rentrera pas", qu'elle "n'y foutra plus les pieds dans cette taule". Les années ont passé, l'usine de Saint-Ouen est fermée et j'arrive pas à oublier le visage et la voix de cette femme. J'ai décidé de la retrouver parce qu'elle n'a eu droit qu'à une prise et que je lui en dois une deuxième. — voix off d'Hervé Le Roux (au cours de la première des 190 minutes de son film)
Si on met légèrement de côté l'aspect thriller un peu romantique (« le perspicace cinéaste parviendra-t'il à la fin du film à retrouver la flamboyante pasionaria? ») de la première vision du film, celui-ci offre aussi, sans chichis d'escroc-cinéaste « m'as-tu-vu », aux confins des petits parcours individuels et de l'histoire collective, une série de beaux témoignages sur trente ans de vie, de travail et de luttes de la classe ouvrière – et en arrière-fond, la mutation du « capitalisme de papa » des années soixante en économie néolibérale des capitaines d'entreprises des années nonante et les grèves de décembre 1995, en écho déformé de celles de mai-juin 1968. Et à chaque nouvelle étape de son enquête, l'inspecteur Le Roux fait visionner le petit film d'origine à ses interlocuteurs qui, chacun de son expérience propre, l'éclaire d'un jour nouveau.
La Reprise du travail aux usines Wonder, ce plan-séquence quasi anonyme d'une dizaine de minutes [repris en 2004 sur le DVD du film] a suscité, de 1968 à nos jours, quelques commentaires enflammés d'une poignée de spectateurs éclairés.
Fin juillet 1968, à peine six ou sept semaines après son tournage, Jacques Rivette écrivait : « Le seul film intéressant sur les événements [de mai 68], le seul vraiment fort que j'ai vu, c'est celui de la rentrée des usines Wonder, tourné par des étudiants de l'IDHEC, parce que c'est un film terrifiant, qui fait mal. C'est le seul film qui soit un film vraiment révolutionnaire, peut-être parce que c'est un moment où la réalité se transfigure à tel point qu'elle se met à condenser toute une situation politique en dix minutes d'intensité dramatique folle. »
En mai 1981 – tiens, François Mitterrand est président depuis quelques semaines… –, Serge Daney et Serge Le Péron écrivent dans Les Cahiers du cinéma : « En mai 68, le travail reprend, les syndicats font semblant de crier victoire. Aux usines Wonder aussi tout rentre dans l'ordre. Soudain une femme ose se révolter, elle dit qu'elle ne veut pas reprendre le travail, que c'est trop horrible. Un étudiant de l'IDHEC est là avec une caméra et un magasin de douze minutes. Il enregistre la scène. Ce petit film, c'est la scène primitive du cinéma militant, La Sortie des usines Lumière à l'envers. C'est un moment miraculeux dans l'histoire du cinéma direct. La révolte spontanée, à fleur de peau, c'est ce que le cinéma militant s'acharnera à refaire, à mimer à retrouver. En vain. »
Encore vingt-cinq ans plus tard, depuis sa position de choix au milieu du triangle écriture (journalisme, fanzinat) / musique (rock bruyant, hip hop) / politique, un ami-complice de la première heure des Thugs – la boucle est bouclée – écrit sur son site:
À la fin, le chef du personnel, il dit que "les gens de chez Wonder doivent reprendre le travail", il précise : "... calmement". Et elle, Jocelyne, sublime/sublimée, hors-cadre, qui dit juste ça : le plus beau "c’est ça !" jamais prononcé. "C’est ça !", comme basta ! — David Dufresne
En 1996, cinq ans et deux albums après I.A.B.F., quelques mois après décembre 1995, Les Thugs sortiront Strike. Traduction française: « Grève ».
Philippe Delvosalle
version légèrement retravaillée d’un texte écrit en 2008 pour les 40 ans de mai 1968
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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