Des révoltes qui font date #37
Été 1955 // Les grèves de Saint-Nazaire & Nantes
Sommaire
Guilbaud : « La justice, est-ce que tu y crois ? » - Dambiel : « Non, je crois à la solidarité, je crois aussi à l’amitié ! » — Dialogue entre ouvriers grévistes extrait d’Une chambre en ville
En 1982, le réalisateur Jacques Demy (Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort, Peau d’âne) réalise son deuxième film entièrement chanté sous le titre Une chambre en ville. C’est l’histoire d’une rencontre entre un ouvrier en grève (François Guilbaud) et la fille de sa propriétaire, issue de l’aristocratie (Édith). Cette idylle qui tourne à la tragédie met en scène la lutte des classes à deux niveaux : la sphère intime du couple d’une part, les luttes ouvrières de l’autre. L’histoire se déroule pendant l’été 1955 à Nantes, durant les grèves et manifestations des ouvriers du chantier naval. Loin de n’être qu’un décor, cet évènement constitue la matrice d’une réflexion cinématographique sur l’impossibilité de franchir les barrières sociales.
Grèves et manifestations insurrectionnelles à Saint-Nazaire et Nantes.
L’été 1955 est marqué en France par des grèves et des manifestations exceptionnelles à Saint-Nazaire et à Nantes. L’enjeu en est l’augmentation des salaires revendiquée par les ouvriers des chantiers navals. À Saint-Nazaire, le conflit dure plus de six mois, de la mi-février au 16 août. Puis, c’est à Nantes qu’il démarre. Les usines et chantiers sont fermés sous la tutelle des CRS pour empêcher leur occupation par les manifestants/grévistes. Les licenciements se multiplient ainsi que les arrestations (cinq ouvriers incarcérés à Nantes). Fait rare, les syndicats (CFTC, CGT, Force Ouvrière et CGSI), pourtant divergeant sur la gestion de la crise, s’unissent. Les manifestants organisent des marches, s’attaquent à la maison d’arrêt où sont détenus des ouvriers, entreprennent une guérilla dans les rues de Nantes. Le point d’orgue de cette situation est atteint le 19 août avec la mort de Jean Rigollet, ouvrier maçon de 24 ans, tué par balle dans un affrontement avec les CRS. Le conflit prend fin suite à un nombre de mesures prises en faveur des ouvriers (augmentation des salaires, congés d’ancienneté, retraites complémentaires, levée des licenciements, etc.).
Le récit détaillé de ces évènements* fait état d’un rapport de force très fluctuant entre ouvriers-manifestants et forces de l’ordre. La direction des opérations étant par ailleurs prise en charge tantôt par les syndicats, tantôt par les ouvriers eux-mêmes, les hiérarchies s’en trouvent constamment balancées, voire renversées.
Un film « en-chanté »
Dix-huit ans après Les Parapluies de Cherbourg, Jacques Demy réalise avec Une chambre en ville son deuxième film entièrement chanté. Mais si la guerre d’Algérie, invisible dans le premier, était responsable de l’absence de l’être aimé pour l’héroïne du film, la crise sociale et les manifestations nantaises figurées dans le second constituent le point de départ et la condition même de la rencontre entre les amants. La paralysie de l’activité ouvrière ouvre une brèche dans l’ordre des choses. C’est notamment ce déverrouillage momentané du cloisonnement social qu’incarne l’histoire d’amour entre Édith, fille de baronne, et Guilbaud, le métallurgiste.
Le choix du principe « entièrement chanté », qui relevait encore du dispositif expérimental dans Les Parapluies, révèle toute sa subtilité lorsqu’il s’agit de raconter, dans le même geste, l’amour et la révolte. De la sérénade au chant révolutionnaire, les ébats et les débats font appel à la force de conviction du discours lyrique et de son organe d’expression : la voix chantante ! Ainsi, le chant émane du chantier alors même que c’est par le lied que le lit d’une chambre d’hôtel devient le territoire des deux amants dès leur première rencontre.
Extrait d’Une chambre en ville
La musique de Michel Colombier ne découpe pas le film en scènes successives comme le faisait celle de Michel Legrand dans les autres films de Jacques Demy. Ici, chaque séquence du scénario est elle-même fragmentée, sur le plan sonore, par des alternances de thèmes musicaux indépendants des personnages, ce qui donne à la bande son une certaine autonomie par rapport au découpage imposé par le montage visuel. Cette façon d’entremêler davantage les multiples éléments du matériau thématique musical répond sans doute mieux à l’imbrication – nouvelle chez Demy – des intrigues amoureuses et sociales dans un espace-temps homogène qui faisait défaut dans Les Parapluies de Cherbourg. Le continuum sonore proposé par Michel Colombier, fragmenté mais ininterrompu, maintient la tension de crise subie par les protagonistes du film quelles que soient les situations exposées. En extérieur, c’est la promiscuité des corps dans la foule qui s’exprime par des chants à l’unisson très scandés (« Nous voulons passer, laissez-nous passez ! », « Police, milice ! Flicaille, racaille !). En intérieur c’est davantage la psychologie des personnages qui se chante sous forme de dialogues en récitatifs et arias.
Le thème principal (version instrumentale) de Michel Colombier pour Une chambre en ville
Extrait de la bande son, Édith et François se déclarent leur amour dans Une chambre en ville
Du drame social à la tragédie amoureuse, le couple Édith et Guilbaud
François Guilbaud est métallurgiste en qualité d’ajusteur-outilleur. Il fait partie des victimes du licenciement (« En somme, je suis un gréviste en chômage, c’est plutôt marrant » dit-il à son ami Dambiel). C’est dans cette contingence qu’il rencontre Édith, fille d’aristocrate qui se prostitue par révolte personnelle. Le dialogue de sourds qui se reconduit chaque jour entre les ouvriers et les CRS lors des manifestations, trouve son prolongement dans les échanges entre François et la romantique Violette – alors enceinte de lui –, qu’il quitte pour Édith la passionnée. Le premier porte sa condition d’ouvrier déconsidéré sur les épaules tandis que la seconde porte un héritage aristocratique et un triste mari sur le dos. Leur rencontre est vécue comme une nouvelle vie, une émancipation.
Édith se trouve à la croisée des principaux ressorts dramaturgiques du film. C’est autour d’elle que les grands dualismes abordés par Demy s’articulent avec le plus de profondeur. En quittant à son tour son mari, Edmond, marchand de télévision peureux et avare, pour Guilbaud, elle quitte le monde de la réalité différée et filtrée (la télévision) pour celui de la réalité de terrain dans l’instant et au jour le jour (les manifestations). Les deux amants n’en profitent toutefois pas longtemps. Lors d’un nouvel affrontement avec les forces de police, Guilbaud est atteint d’une blessure mortelle, Édith se suicide à ses côtés dans une mise en scène cathartique, réminiscence de la tragédie grecque.
Les amants se rejoignent dans la mort mais ils restent séparés à jamais par leurs quêtes existentielles différentes. Guilbaud victime des violences policières, se retrouve figé dans le drame social. Édith victime de son désespoir passionnel se retrouve figée dans la tragédie amoureuse.
*John Hirsute https://hirsutefanzine.wordpress.com/2015/03/11/les-greves-de-lete-1955-a-saint-nazaire-et-nantes/
Texte: Hugues Warin
Lire
Le cinéma enchanté de Jacques Demy, Camille Taboulay (Cahiers du cinéma)
Une chambre en ville de Jacques Demy, Raphaël Lefèvre (Yellow Now)
Écouter
Les Fantômes d’une chambre en ville, Aurélie Charon et Véronique Lamendour
https://www.franceculture.fr/emissions/lexperience/les-fantomes-dune-chambre-en-ville
Voir (dans nos collections)
Une chambre en ville, Jacques Demy VU0118
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
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