PARANOID PARK
Il imagine défier les lois de la matière, s’envoler sur sa planche de skate, prendre un train en route et s’anéantir dans la vitesse; l’imagination est, finalement, sa seule liberté. Mauvais skateur, il décolle à peine du sol. Son corps lui pèse, souvent filmé au ralenti, rythme cotonneux, presque absent. L’insistance même de la caméra sur son visage pose un constat, l’impossibilité du portrait. Son monde intérieur s’imprime dans l’architecture du film, mais il s’agit encore de forme et non de contenu, lequel se réduit à quelques faits, flous, elliptiques, altérés. Une subjectivité descriptive qui refuse de transgresser l’opacité de son sujet. À partir d’un événement limite - le meurtre - nœud de la spirale mémorielle, Paranoid Park désagrège le réel.
Quelques semaines après les faits, Alex tente de recomposer son histoire, comme le lui a suggéré une amie, pour s’en libérer. Ces fils narratifs ténus, sans chronologie, esquissent un monde désespérant. Les parents d’Alex, absorbés par leur séparation, voient à peine leur enfant, aussi sont-ils, ironiquement, à peine filmés. L’école déploie un labyrinthe de couloirs angoissants qui ne semblent mener nulle part, topographie des liens entre les élèves, regroupement identitaire sans intimité, tensions sexuelles sans amour. Un monde intrinsèquement embrumé, indifférencié, dont le contrepoint est figuré par un skate park - Paranoid Park - lieu dangereux, inquiétant, imprévisible. Même pire, tout ailleurs est une échappatoire. Alex s’y rend d’abord accompagné, mais il y retourne seul, tant l’attraction est forte. Et là, comme à son habitude, il regarde, fasciné par la diversité des skateurs, l’envol éthéré qui contraste dans ce milieu glauque, mal famé. Ici c’est lui le marginal. Assis à l’écart, il attire l’attention de Scratch, un sans-abri, caricature d’une certaine liberté. À la fois terrorisé et exalté, Alex le suit, attrape le train en marche. Grisé, il n’est plus lui-même. Personnage passif, il n’a pas sa place dans ce monde-là, il ne sait pas agir. Aussi, justement, le seul acte dont il est capable est un acte manqué, un accident, un faux mouvement. Après, la fuite tient du réflexe de survie. Les questions morales restent à la périphérie, résidus volatiles d’une conscience faible. Son chaos intérieur est d’un autre ordre, plus primitif, expérience viscérale du premier commandement, Tu ne tueras point.
L’histoire se reconstruit donc au fil d’un texte, lacunaire, obsédante. L’écriture cinématographique de Gus Van Sant en reflète très exactement les irrégularités, les distorsions, les omissions. Alternances d’images en super8 ou 35mm, ruptures de rythme, mauvais raccords et musiques décalées, anomalies diverses – autant de procédés qui évitent de justesse le maniérisme, par une absence flagrante de préméditation, c’est-à-dire d’intellectualisation. Malgré la complexité de ses films, ce reproche ne peut jamais être adressé au réalisateur. Il suffit de l’écouter, de lire ses interviews: c’est un artiste intuitif, du casting jusqu’au montage, inspiré, attentif à l’instant, à la beauté qui se révèle plus qu’à celle qui se construit.
Paranoid Park se réfère à deux livres. Adaptation du roman éponyme de Blake Nelson, dont il reprend fidèlement la trame, le film lui correspond pourtant très peu. Il s’agit de la narration linéaire des lettres d’Alex, assortie d’un questionnement moral et psychologique rudimentaires, superficiels - ruminations dispensables autour du bien et du mal. D’où ce second amalgame littéraire, initié probablement par la mise en exergue d’une citation de Crime et châtiment de Dostoïevski. Les deux œuvres sont sans rapport entre elles. Raskolnikov, héros romantique, veut affirmer l’inexistence de Dieu - et par là, sa propre puissance - en commettant un crime gratuit. C’est un acte philosophique que le roman interroge, à mesure que le héros se perd lui-même, malade, presque fou, incapable d’assumer son geste. Paranoid Park s’articule autour d’un homicide involontaire, la transparence d’Alex déplace le débat philosophique sur un autre terrain. Gus Van Sant est un cinéaste du vide. Rien de ce qu’il filme ne constitue un contenu, mais n’est là qu’en tant que bordure, limite de l’être, du sensible. La distance qu’il maintient par rapport à ses personnages fait écho à leur intime sentiment d’étrangeté. Dans cet abîme, Gus Van Sant ne s’aventure pas, il suggère, s’intéresse au moment ultime de la disparition, raison pour laquelle il revient sans cesse à l’adolescence et à la mort, métaphores lisibles du basculement vers le néant.
Catherine De Poortere