SYMPHONIE 10 [COMPLÉTÉE PAR DERYCK COOKE]
Inachevée, ambiguë, l’ultime symphonie de Mahler dérange ce qu’elle ordonne, grince ce qu’elle caresse, apaise ce qu’elle inquiète.
« La description est déjà prête, il faut seulement que vous combliez deux ou trois lacunes, pour que les choses soient en ordre; il n’y a pas d’autre but et aucun autre but ne saurait être atteint. » (Kafka, Le Château)
Si Mahler a écrit sa 5e symphonie dans un état de ravissement amoureux, la 10e exprime la détresse de la perte : Alma, son épouse, le quitte pour un autre. Mais chez un artiste, les blessures, même les plus vives n’agissent jamais que comme catalyseurs de forces intérieures autrement plus puissantes; sans doute nuancent-elles, d’une certaine façon, la tonalité de l’œuvre, mais elles n’en déterminent pas le contenu qui naît en dehors de la vie et ne vient à lui ressembler qu’à son contact. Aussi est-ce lorsqu’on ignore tout de son histoire que l’on touche à la vérité de la création, d’autant que finalement, au moment de la découvrir, notre propre état d’esprit influence davantage nos perceptions que la connaissance précise de son contexte.
La musique nous attend, dès l’adagio, très calme, comme une eau claire qui sinue dans l’herbe, si limpide qu’on ne songe ni à sa profondeur ni aux teintes plus obscures qui, en son milieu, forment une masse plus dense, opaque, différente. Quelques minutes de douceur, quelques notes de légèreté, où l’on passe discrètement sur l’air mélancolique qui prend forme, qui gonfle pourtant à chaque mesure, incorpore les unes après les autres les notes ensoleillées. Soudain, les lignes convergent vers un thème nouveau, d’une humeur inversée, aussi tragique qu’elles étaient joyeuses, aussi lourd qu’elles étaient légères. Désormais, même lorsque, profitant d’une accalmie, les notes gaies reviendront timidement, éclatant à la surface comme des bulles, leur insouciance n’en paraîtra que plus inquiétante, et c’est l’angoisse de l’ombre qui dominera ce premier mouvement.
Dans cette symphonie, seul l’adagio est achevé. Mort avant d’avoir pu parfaire chacune de ces parties autant que la première, Mahler aurait exigé qu’on détruise l’ensemble, volonté qui, naturellement, n’a pas été suivie. Dans ces questions-là comme en beaucoup d’autres, le désir du public prévaut sur le respect du défunt; aussi se félicite-t-on, a posteriori, de ces trahisons amicales qui sauvent de la destruction une œuvre qui pourtant ne satisfaisait pas son auteur. Le cas des écrits de Kafka, préservés par Max Brod, est exemplaire, mais celui de Mahler est, si l’on veut, pire encore: plutôt que de présenter la symphonie telle qu’il l’avait laissée, parcellaire et inachevée, quelques musiciens, spécialistes (en l’occurrence Deryck Cooke) en ont proposé une version définitive. Certes, si l’on poursuit la comparaison avec Kafka, la brusque coupure au milieu du Château renforce l’angoisse que l’on éprouve à la lecture : qu’advient-il, en définitive, de K. ? C’est l’inconfort des mystères non résolus, la tentation de les expliquer, de les refermer. Sans doute la 10e symphonie, pour pouvoir être jouée, devait-elle être complétée. Celui qui s’est employé à la tâche, de l’avis général, n’a pas usurpé son rôle ni abusé de sa position. Or le mot que l’on s’empêche de prononcer lorsqu’il s’agit des dernières volontés du compositeur – la fidélité – apparaît précisément là où son emploi se justifie le moins, dans ce qui consomme sa négation. Un travail fidèle, dans l’esprit de…: autant de déclarations insignifiantes, ceux qui les prononcent étant à la fois juge et partie. Ailleurs pourtant, des critiques se font entendre, soulignant qu’il y aurait une profonde disparité entre la partition originale, surprenante voire dissonante, et ses parties réécrites, bien plus agréables à l’oreille, consensuelles. Car Mahler se réinventait sans cesse. Cherchait, creusait, obliquait, interrogeait son art sans relâche. Quelle pertinence peut avoir, face à un artiste aussi imprévisible, cette prétention à lui rester fidèle ?
Revenons maintenant à la musique. Il va sans dire que les quatre mouvements qui suivent l’adagio ne déparent pas la symphonie, bien qu’ils n’aient pas cette poignante beauté qui surgit des contrastes, des revirements, des paradoxes. Il y manque l’essentiel. Les éléments indispensables sont présents, à l’état brut, dépourvus de l’éclat particulier que seul Mahler aurait pu leur donner; ils flottent librement, réconciliés, attendus, privés de cette transfiguration finale qui peut annuler, compromettre l’harmonie, bouleverser l’ordre et retourner, les unes contre les autres, les tranquilles sonorités. Sans cela, la musique ne répond à aucune nécessité, si ce n’est celle qu’on lui assigne parfois, un peu misérablement, qui est de paraître jolie. Pour le reste, sous la baguette du jeune Daniel Harding, l’interprétation est « fidèle », attentive à servir deux maîtres à la fois : Mahler et Cooke. Il suffirait, pour être comblé à l’écoute de ce disque, de n’en conserver en mémoire que le premier mouvement. Privilégier l’intensité à la totalité.
Catherine De Poortere