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Pointculture_cms | critique

YOU'LL NEVER PLAY THIS TOWN AGAIN

publié le

La question de simultanéité au niveau des « lignes du temps » de l’histoire de la musique est une notion pour le moins relative. Pour qu’une série d’événements chronologiquement proches soient réellement à considérer comme synchrones, ne faut-il pas […]

 

La question de simultanéité au niveau des « lignes du temps » de l’histoire de la musique est une notion pour le moins relative. Pour qu’une série d’événements chronologiquement proches soient réellement à considérer comme synchrones, ne faut-il pas qu’ils soient liés les uns aux autres, qu’ils se déroulent dans la conscience mutuelle de ce qui se passe ailleurs, quasi au même moment ? Ou bien, des soubresauts initialement déconnectés portent-ils déjà le germe de l’éventuel lien qui pourrait, un jour, se manifester entre eux via leur influence commune sur une descendance future, par essence pas encore née?

 

Wooden Guitars (2003 – 2009)

En tout cas, fut-ce avec un an et demi de recul seulement, l’année 2009 apparaît déjà comme un moment important dans l’histoire récente de la musique pour guitare acoustique. Les deux derniers tiers des années 2000 (à partir de This Is The Wind That Blows It Out de Glenn Jones, Celeste de James Blackshaw et Improvika de Sir Richard Bishop, sortis tous les trois en 2004, de la compilation Wooden Guitar en 2003 – et, en guise de signes avant-coureurs, Red Horse, White Mule de Jack Rose en 2002 et, surtout, Steffen Basho-Junghans avec plusieurs disques depuis In Search Of The Eagle’s Voice en… 1995!) auront été celles d’une renaissance du fingerpicking, cette technique guitaristique de «partage du travail», poussée très loin dans les années 1960 et 1970 par des musiciens tels que John Fahey et Robbie Basho, qui confie au pouce de la main droite la rythmique sur les cordes basses pendant que les autres doigts – de la même main – s'occupent de la mélodie sur les cordes aiguës – donnant souvent l'impression d'entendre deux musiciens là où il n'y en a qu'un! La date symboliquement la plus forte de la fin de cette époque est bien sûr celle du 5 décembre 2009, jour de la disparition prématurée, à l’âge de trente-huit ans, de Jack Rose, chef de file implicite de cette lignée de guitaristes. Mais, plus ou moins à la même époque, sans bien sûr que cela soit directement lié à la mort inattendue du musicien, James Blackshaw passait sur le label Young God de Michael Gira et, en deux albums (The Glass Bead Game en juin 2009 et All Is Falling, sorti en août 2010, mais enregistré en décembre 2009), semblait restreindre la place (jusque-là monopolistique) dévolue à son instrument de prédilection dans sa musique en y introduisant désormais violon, violoncelle, clarinettes, flûtes, glockenspiel, etc. Cela ne signifiait cependant pour autant ni la disparition d’une génération de musiciens, ni – encore moins – la fin d’une pratique. De nouveaux noms apparaissaient (Cian Nugent, Spoono, Cam Deas, etc.), des recherches sur des structures et des sonorités harmoniques proches touchaient de nouveaux instruments à cordes pincées (banjo avec Paul Metzger ou Head of Wantastiquet, luth avec Jozef Van Wissem, koto avec Mori Chieko, etc.), l’incorporation de field recordings et le jeu in situ se développaient (L’Ocelle mare, Yair Yona, etc.) et, via quelques premières relativisations d’une sorte de « tabou de la voix » d’une musique jusque-là presque exclusivement instrumentale, s’opéraient quelques rapprochements avec le monde du songwriting… Bref, un moment peut-être moins «lisible» que les six années qui avaient précédé, mais aussi une période charnière assez excitante par le nombre de portes ouvertes par cette dynamique – parfois choisie / parfois forcée – de redéfinition des possibilités de ces quelques instruments (dont on aurait pourtant pu croire qu’ils avaient déjà livré tous leurs secrets).

 

Dentelle et toile de jute

Toujours en décembre 2009, via le bilan annuel du Wire, magazine anglais dévolu aux musiques dites « aventureuses », pas mal de gens découvraient l’existence de A New Way To Pay Old Debts d’un certain Bill Orcutt qui y décrochait la «médaille de bronze»: un LP sorti quelques mois auparavant en 500 exemplaires par le musicien californien sur son propre label, Palilalia. Pour beaucoup, l’écoute du disque fut et reste un vrai choc. C’est sans doute le disque récent qui renouvelle le plus clairement le répertoire de l’instrument. Une interpellation (« Wow! »), une fausse accalmie, une sonnerie de téléphone et très vite s’impose une masse sonore certes virtuose, mais surtout brute, sauvage, radicalement débridée et tendue d’énergie tantôt retenue, tantôt lâchée. Si la musique de fingerpicking des années 2000 a pu parfois se rapprocher de la dentelle (motifs et géométrie, délicatesse et précision), on est ici face à une matière textile d’un tout autre ordre, densément tissée, rêche comme une toile de jute que l’artiste fait violemment claquer voire lacère ou déchire! A New Way To Pay Old Debts fonctionne et s’écoute sur la longueur, au minimum par face, pas morceau par morceau. Entre fausse monotonie, répétitions assumées et microchangements de chaque instant, la guitare à quatre cordes de Bill Orcutt parle, chante, crie ou pleure. Le musicien n’a pas besoin d’ouvrir la bouche, comme il le fait parfois cependant (cris, marmonnements, chant en arrière-fond, à la manière de Glenn Gould jouant Bach), pour que sa musique ait une voix. Entre musique noire et musique blanche, ou plutôt musique blanche et noire bouturées l’une au sein de l’autre, elle porte dans ses veines à la fois l’ADN des improvisations de Derek Bailey et celui du vieux Blues rural du sud des États-Unis (Mississippi John Hurt, Robert Pete Williams ou Lightnin’ Hopkins auquel une fausse reprise est ici dédiée)… Et… on pourra arrêter de le taire puisque, si initialement on l’ignorait, cela fait désormais quinze mois qu’on le sait: aussi de son propre héritage rock, portant l’ombre de ses fantômes d’une vie antérieure.

 

La sirène

Bill Orcutt a en effet été le guitariste (électrique) de Harry Pussy, trio (ou duo) rock noise / hardcore aussi radical qu’il fut prolifique, d’environ 1992 à 1998, à Miami. Un groupe dans lequel, il faut bien le dire, c’est surtout la présence incontournable de la batteuse / hurleuse Adris Hoyos qui saute aux yeux, aux tympans et à la gorge. Apparemment calme «à la ville», cette jeune hispanique autodidacte, aujourd’hui admirée par le batteur Chris Corsano, se transformait en boule d’énergie à haute connotation corporelle, donc sexuelle (cf. le nom du groupe à une lettre près, la chanson « Sex Problem » ou la pochette de l’album Ride A Dove, etc.), dans le cadre des catharsis soniques du groupe, en concerts ou sur enregistrements. Les vidéos de concerts ou l’album de 42 morceaux You’ll Never Play This Town Again, récemment compilé pour le label Load de Lightning Bolt par Bill Orcutt lui-même et qui fait la part belle aux enregistrements live, nous les montrent plongeant gorge déployée et la tête la première, dans le hachoir électrique de chacun de leurs morceaux (ne dépassant presque jamais les deux minutes, voire les soixante ou les trente secondes). Après dix ans d’abstinence musicale (boulot de jour, vie familiale), aux dires de Bill Orcutt lui-même, c’est précisément le fait de se replonger dans la discographie de Harry Pussy en 2008 pour en extraire les morceaux les plus significatifs qui a refécondé ses envies voire ses besoins de musique. Même si Adris Hoyos n’est plus là, si les hurlements suraigus se sont tus et que l’électricité a été coupée, il reste néanmoins quelque chose de cette belle énergie sauvageonne dans ses disques ou ses concerts solo d’aujourd’hui – comme il reste clairement quelque chose de Cheval de Frise dans les disques de Thomas Bonvallet sous sa nouvelle identité d’Ocelle mare – même si l’énergie d’Orcutt est aujourd’hui un rien (un rien!) plus canalisée par une certaine intelligence de l’âge.

 

Philippe Delvosalle

 

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