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Pointculture_cms | critique

HOLLYWOOD PENTAGONE

publié le

Guérir de la vérité

Sommaire

Le voyage en Amérique d’Arnaud Desplechin sur les traces du couple atypique formé par un Indien Blackfoot et un ethnologue d’origine hongroise nous donne l’occasion de revenir sur un documentaire réalisé juste après la Deuxième Guerre Mondiale. Au service du Centre cinématographique de l’armée américaine, l’auteur, John Huston, rend hommage aux soins que reçoivent les hommes traumatisés par les combats. Et de s’interroger sur les raisons qui ont conduit l’État américain à interdire un film faisant montre à son endroit d’une réelle bienveillance.

Jimmy P., dernier film en date d’Arnaud Desplechin, pourrait être, selon cet auteur*, un remake du documentaire de John Huston, Let There Be Light. On voit tout de suite ce qui motive le rapprochement : la date et le sujet. 1946, c’est la fin de la guerre, les soldats américains rentrent au pays. John Huston introduit le sujet avec tact : « Certains arborent les symboles de leur souffrance : béquilles, pansements, atèles, d’autres ne montrent rien, mais eux aussi sont blessés. » De son côté, Desplechin narre la rencontre entre George Devereux, ethnologue et aspirant psychanalyste, et le dénommé Jimmy Picard, Indien Blackfoot lui aussi rescapé des combats. Atrocement migraineux, presque aveugle et mal diagnostiqué, l’homme passe pour être devenu fou. Accueillis par un service spécialisé, les hommes que filme Huston échappent à cette sentence. Mais que va-t-on penser d’eux, à l’extérieur ? Quelle image vont-ils rendre de l’Amérique ? Les symptômes calqués sur le réel revêtent des formes spectaculaires. Des silhouettes amincies s’impriment en négatif sur les parois d’un navire étincelant. Mandaté par le Centre cinématographique de l’armée américaine, Huston a pour mission de renforcer le travail des médecins. L’opération médiatique vise à rassurer et convaincre les civils. Le résultat dépasse la commande, l’image est sublime, d’une qualité exemplaire. Et puis, quelques heures avant la première projection, le film est interdit. En bon patriote, Huston comprend. De la souffrance à la guérison, le public retiendra le pire. Le film connaît alors un destin décalé. Pendant trente-cinq ans, il circule sous le manteau. L’interdit étant un fort incitatif pour les historiens comme pour les cinéphiles, on ne s’étonnera donc qu’à moitié de ce qu’Arnaud Desplechin, habile exégète de ses propres films, se revendique d’une œuvre, somme toute, de propagande.

Un rêve américain

Une allusion discrète au western (lequel, opportunément nuancé d’un « cérébral », offre un point de vue moins convaincant), une franche admiration pour le philosophe Stanley Cavell, théoricien du perfectionnisme moral, ou encore, cette citation de Young Mr Lincoln** glissée au cœur de Jimmy P., démontrent, si besoin, la profondeur d’un intérêt qui, prenant son élan sur le cinéma, sonde les vastes territoires des mythes fondateurs. Partagée par nombre de cinéastes français, cette attitude a pour conséquence de remettre à l’affiche des œuvres anciennes, parfois méconnues. Il est vrai que Let There Be Light, depuis la levée de la censure en 1980, est très bien vu aux États-Unis. À tel point que le documentaire se trouve désormais inscrit au Registre national du film. Cette élection, qui remonte à 2010, n’est peut-être pas sans rapport avec le statut d’invisibilité des vétérans actuels, en particulier les malades mentaux, tenus à l’écart des médias officiels. Ce destin décalé, on le comprend mieux en découvrant Jimmy P. Par contraste, le film français met en relief ce qui, dans celui de Huston, a pu heurter ses commanditaires et s’avérer aujourd’hui nettement plus à leur avantage.

Les meilleures intentions

Non que Huston ait pu lui-même fournir la moindre raison de douter de sa bienveillance. Ce cinéaste pénétré de psychanalyse*** admet sans réserve la légitimité des traitements auxquels il assiste (et dont il gomme les plus extrêmes). Le ton déclamatoire, les cadrages obliques, les grands orchestres, en un mot l’emphase ne laisse pas de surprendre. Ce ne sont là pourtant que les conventions de style que nous ne connaissons plus, pétris que nous sommes des formes plus vulgaires que prend la dramatisation télévisuelle. Les intentions de Huston n’en restent pas moins irréprochables. Il a envers ceux qu’il filme le plus profond respect. Mal à leur aise, handicapés et contraints, il le sait, ces hommes exigent une attention plus grande et des soins compréhensifs.

Mais il entend aussi le discours des soignants. Un mot ressort avec vigueur, prononcé en toute occasion : confiance. À qui s’adresse-t-il ? Aux patients et aux spectateurs. La confiance joue un rôle essentiel dans la fabrication de l’opinion, laquelle est dite cruciale dans le processus de guérison. Pour les hommes revenus de la guerre, la société constitue une menace. La tautologie veut que la confiance s’élabore… sur de la confiance. Telle une valeur d’échange, on s’attend à ce qu’elle passe de la main à la main, ou par le regard. De là, l’idée de forcer le jeu. Huston, laissant de côté les séances d’électrochocs, montre en toute bonne foi que les soins prodigués aux malades comportent malgré tout un certain degré de violence. Psychotropes, hypnose, entretiens dirigés : il n’est pas jusqu’aux thérapies de groupe qui ne soient menées de façon autoritaire. L’efficacité de ces méthodes est totale. Des hommes radieux sont emportés dans un bus, prêts à construire l’avenir du pays. Les précautions oratoires n’y suffisent pas : ce happy end est la goutte qui fait déborder le vase et verse le doute sur ce qui précède.

Devereux est l’homme providentiel. Mis en rapport avec Jimmy P., ce rôle signifie peu de choses : c’est être l’égal d’un Indien. Juif converti, Hongrois émigré, venu de France, son expertise n’est sollicitée qu’en dernier recours, par défaut. Voici donc deux survivants, deux figures pionnières difficiles. À fonctions égales, leurs physiques et leurs tempéraments s’opposent : l’un est grand, fort, l’autre petit, maladif, l’un taiseux, l’autre comique. Un vrai couple de cinéma. Et ainsi, le lien thérapeutique prend la forme d’une enquête suivant les fondamentaux de la psychanalyse.

Pour en revenir à Let There Be light, on voit comment, au sein d’une même relation de soin, différents rapports de force se cristallisent. Ce sont deux systèmes qui s’affrontent, deux partages différents de la parole qui, mis en scène, impliquent différemment le public. L’un vise une action concrète, des résultats tangibles, l’autre se met en quête de vérité. Le premier se projette vers l’avenir, le second dans le passé. Sous couvert de confiance, l’un tend à la persuasion, l’autre penche vers l’amitié.

Questions de style

Ces partis-pris impliquent des régimes d’images spécifiques. Celles-ci sont, selon le cas, instances de voilement ou de révélation. Huston filme un hôpital peuplé d’effigies. Ceci bien sûr, parce qu’il tâche de préserver l’anonymat des patients. Plus que les visages, il filme les âmes. C’est donc une galerie d’ombres passant du tourment à l’apaisement, des représentations plutôt que des incarnations. En plein soleil, sportif en action, amoureux sur l’herbe : au milieu de l’arène, le portrait de l’homme sain ressemble à une publicité. Autre genre de stylisation, Jimmy P. produit ses propres images. La trame visuelle s’enrichit de ses rêves et finit par ne plus les distinguer du réel. À l’occasion, Devereux se montre lui-même volontiers cabotin. L’analyste peut également être tenu, vis-à-vis de son patient, d’endosser le rôle d’un acteur. La guérison ne signe pas un arrêt des images (en quoi le propos rejoindrait celui de Let There Be Light), mais leur reflux vers l’inconscient. L’Indien retourne dans son monde sans laisser d’adresse.

Un des grands basculements de la modernité au cinéma, c’est lorsque le film s’ouvre après le drame. On ne peut qu’imaginer ce qui précède, en lire les traces laissées sur les personnages. Ainsi s’efforce-t-on de maintenir la guerre à distance. Dans un contexte à peine moins ordinaire, c’est une leçon de vie qui se donne. Selon le canevas du perfectionnisme moral, l’état de crise induit chez l’individu une sévère remise en question également bénéfique pour la société. En poussant les choses à peine plus loin, la guerre apparaît non pas comme la cause finale, mais comme le facteur déclenchant (la cause effective) de troubles antérieurs, ancrés dans l’inconscient. On ne soupçonnera donc ni Desplechin ni, a fortiori, Huston, de s’être faits les porte-parole de critiques du système capitaliste ou de la politique ayant conduit à la Seconde Guerre Mondiale. Dans Let There Be Light, à maintes reprises les patients remettent en cause l’économie de leur pays, accusée de produire un sentiment de détresse et d’insécurité. Ces propos surprenants sont dûment recadrés par les médecins qui, selon une tactique éprouvée, usent du discours psychanalytique pour rabattre les fautes de la Nation sur celles des pères et des mères.

L’accent se déplaçant des causes aux remèdes, il s’agit bien de célébrer un art du soin. La guérison advient comme une conséquence de l’attention portée à autrui, c’est dire qu’elle se construit. Pour que la démonstration ait valeur d’argument, le mal est l’objet d’une représentation emphatique. Jimmy P., colosse à la peau burinée, et avant lui les beaux miliaires parfaitement calibrés pour le combat, ces modèles patriotiques tels qu’on en verra un, des années plus tard, se taillader les joues par dérision****, tous sont frappés dans leur ego. L’éclairage contrasté de Huston souligne les cernes, les plis aux commissures des lèvres, le front baissé, les visages défaits. Par comparaison, les médecins ressemblent à des nains grassouillets, nez chaussé de lunettes, presque grotesques dans leurs tabliers blancs. Mathieu Amalric se plaît à souligner le côté bouffon de Devereux. Réunis par la conversation, ou mis face à face par la caméra, les personnages fonctionnent par couple et prennent sens dans un espace qui les réunit : l’hôpital, antichambre de l’Amérique.

Excès de confiance

Il n’en reste pas moins que Let There Be Light, avec sa dramaturgie vouée une résolution heureuse, ses cas choisis, son montage efficace répond admirablement aux consignes. Sans bavure, sans zone floue, sans espace d’indécision, il échoue par l’excès. Le pouvoir du médecin, aidé de mystérieuses drogues, en devient presque monstrueux. Il n’y a pas de véritable conversation : la relation médecin patient se dilue dans le groupe et s’abrite derrière la caméra. Un autre genre de trop-plein empêche l’adhésion avec ce que montre Desplechin, malgré la place capitale que prend la conversation. C’est que celle-ci est monopolisée par le jeu des acteurs. C’est véritablement le cinéma qui guérit l’âme chez Desplechin, le cinéma qui absorbe la psychanalyse, la littérature, la philosophie, l’histoire, la mythologie, pour en extraire l’or d’une expérience rédemptrice. Ainsi, autant de la part de Huston que de celle du cinéaste français, il est demandé au spectateur d’adhérer au processus de guérison par un acte volontaire. La psychanalyse dans ce qu’elle a de meilleur revivifie l’enseignement de Socrate, les deux films ne manquent pas de le mentionner. « Apprenez à vous connaître vous-mêmes » disent les médecins filmés par Huston, et Jimmy P. aura cette réplique magnifique : « Je me connais mieux que personne, vous m'avez appris ça ». L’injonction est lancée au spectateur.

Que le film de Huston ait été sanctionné par la censure tient certainement à sa profonde honnêteté. La propagande s’entend généralement de façon très sommaire, primale même, l’intelligence présente un trop grand risque. L’affect est un allié plus sûr. Et cependant, pour convaincre, encore faut-il que le remède soit à hauteur du mal. Trop faible, il échoue ; trop puissant, il effraie davantage.

Catherine De Poortere

 

John Huston, Let there be light, 1946 – TD4011

* Entretien entre Arnaud Desplechin et Michel Ciment sur France Culture : Projection privée, 07/09/13

** Young Mr Lincoln (Vers sa destinée), John Ford, 1939 – VV2401

*** Freud (John Huston, 1962) n’est que l’exemple le plus évident d’une œuvre tout entière pénétrée de ce motif.

**** The Big shave, 1967, Martin Scorsese – TD8271

 

 

 

 

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