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Pointculture_cms | critique

INVOCATION OF THE DEMON OTHER

publié le

Derrière l’appellation « one man band » (« homme-orchestre ») se cachent des pratiques extrêmes de la musique, proches des arts de la rue et de la performance acrobatique, remettant en question les coordinations cognitives et psychomotrices entre le […]

Derrière l’appellation « one man band » (« homme-orchestre ») se cachent des pratiques extrêmes de la musique, proches des arts de la rue et de la performance acrobatique, remettant en question les coordinations cognitives et psychomotrices entre le cerveau et les membres. Des défis invraisemblables à la circulation du désir musical ou une mise en scène primitive de celui-ci… Le principe de départ est simple : jouer seul de plusieurs instruments pour donner l’impression de sonner comme un orchestre. Il y a, dès le départ, une liaison floue et traitée sur un mode poétique et burlesque avec le fantasme d’être plusieurs en un, de se démultiplier.

Cet exercice difficile a sans doute des origines diverses, de part et d’autre de l’Atlantique, mais liées aux musiciens ambulants. Il n’est pas exclu que, dans cette déambulation, la proximité avec les gens du cirque ait eu quelque influence (transferts de technologies). Dans la solitude éprouvante que devaient affronter certains de ces musiciens nomades, il était primordial, pour survivre, de capter l’attention d’un public souvent de hasard (pas forcément dans des salles de concert, plutôt dans la rue, des places publiques, des bars…). Jouer de plusieurs instruments permettait de rompre la monotonie sonore et rythmique de l’accompagnement unique (seul avec une guitare) et aussi de fasciner par cette forme de prouesse exceptionnelle. Faire deux choses à la fois, en bonne coordination, ça relève de la magie. De plus, au niveau du mental, certains de ces solitaires en retiraient-ils probablement l’impression confuse de n’être pas si seuls, mais plutôt habités, accompagnés, partagés. Et de fait, ils apparaîtront souvent comme des êtres un peu à part, particulièrement possédés par leur musique, plus aucune parcelle physique ni psychique ne pouvant être distraite de leur prestation.

Certains vont explorer le filon en glissant plus vers l’exhibition foraine : en multipliant les instruments, en complexifiant l’attirail. Non seulement une grosse caisse sur le dos, mais aussi des cymbales, une caisse claire, avec des prothèses métalliques et des cordes fixées aux jambes et aux bras pour solidariser ou désolidariser les parties confiées à chacun de ces éléments de percussion, frapper avec des baguettes ou des mailloches de calibres différents. Des tambourins, des grelots sont éventuellement incorporés (c’est le cas de le dire). On ne se contente pas toujours de l’harmonica fixé sur son support, mais on additionne flûtes à bec, flûtes de Pan… Mettre tout ça en branle de façon plus ou moins harmonieuse, sous forme de chansons, relève donc de la danse chamanique, ou danse de Saint-Guy, quelque chose d’équilibriste entre troubadour et jongleur, musique et folie.

D’autres s’engagent plus dans la dimension psychique de cet exercice vertigineux, privilégient la manière particulière dont en jaillit la musique, dans une tension qui la met en danger. Alors que l’on vient d’éditer un double CD consacré au « roi du one man band », Joe Hill Louis, (Memphis, années 50), le genre (plutôt une discipline) est loin de se démoder. Régulièrement, un repreneur de flambeau surgit et actualise le numéro dont l’effet reste toujours aussi fantastique. Pourtant, aujourd’hui, le home studio a banalisé le profil de ces multi-instrumentistes qui cuisinent tout eux-mêmes grâce à l’ordinateur et aux logiciels spécifiques. Mais la grande différence est bien dans l’immédiateté simultanée de plusieurs savoir-faire : le one man band n’est pas une chimère virtuelle due aux techniques numériques, il est bien réel devant son public, il ne « triche » pas, il est multiple dans l’instant, sans filet.

honkeyfingerDémonstration idéale avec Honkeyfinger qui sort un premier CD sulfureux dans la lignée de Bob Log III. Le personnage n’est pas un débutant, il suffit de consulter les nombreux témoignages filmés disséminés sur l’Internet pour s’en rendre compte, bourlingueur déjanté bien inscrit dans le circuit live. À partir d’une base classique - guitare, grosse caisse, cymbale, tambourin, harmonica, chant -, Honkeyfinger bricole les agencements selon un plan de montage sans fin déterminée, toujours à l’affût d’une expérimentation, d’une autre greffe utile. Le dispositif, ouvert, se ramifie vers plusieurs pédales de distorsion qu’il utilise aussi bien pour la guitare, le chant et l’harmonica. « Il faut le voir pour le croire » : une dimension qui est moins perceptible à l’écoute d’un CD est bien celle liée à l’équilibre incertain des gestes, mouvements, actions, à la prise de risque. À tout moment, il peut y avoir collision, catapultage, les pieds se prendre pour les mains, la guitare se confondre avec la bouche et cette monstrueuse organologie en ébullition se paralyser ou se désintégrer, hébétée, après quelques jets de borborygmes retentissants. Honkeyfinger joue beaucoup avec ce risque, il se met en péril, chaque morceau est une course-poursuite entre les différents instruments et parties de son corps, une mêlée noueuse, vicieuse, pour pousser l’un ou l’autre membre du groupe hors du ring (même dans les morceaux plus lents, ça se sent, au ralenti). La vitesse, en tout cas le speed, semble incontournable pour faire tenir le tout ensemble, afin qu’il vole. Ce qui provoque aussi dérapages, sorties de route, gerbes d’étincelles, sons qui se désagrègent partiellement, écrasés, écorchés, à vif. Un joyeux bordel qui lui jaillit des tripes comme une gerbe de démons hors de leur boîte de chair. Avec de brèves béances secouées, hypnotiques, des intervalles aspirés, pulvérisés, qui accélèrent encore la combustion de ces morceaux qui allument l’histoire du blues par les deux bouts (les racines superbes, avec citations affûtées, et les restes déglingués sapés en vestiges magnifiques). L’assemblage est abrasif pour une tonalité d’ensemble blues-punk-garage rugueux sous une carlingue bien pourrie, bosselée, peinturlurée. Les halètements canins de l’harmonica convoquent les esprits de quelques grands souffleurs (entre autre Peg Leg Sam) aux commandes fumeuses de trains fantômes psychédéliques, cracheurs, hurleurs. Petites mélancolies sinueuses post-coïtales. Courtes rengaines abstraites, ciselées, pour gueules de bois. La guitare épate, avec son énergie si jeune et déjà si connaisseuse des bas-fonds, claire, élégante à l’ancienne ou sale, rétamée, roulée dans les pires boues soniques ! Une étrange virtuosité fascinante à scruter, reposant sur la division des tâches au sein d’un même individu et qui, jusque dans les cohésions obtenues à l’arraché, résiste au morcellement grâce au magnétisme singulier de l’artiste. Phénoménal !

 

Pierre Hemptinne

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