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Pointculture_cms | critique

« Ici la Terre », de la permaculture dans ton jardin

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C’est dans les Ardennes belges, à un jet de pierre de Spa, qu’est nichée la ferme de Desnié, lieu de formation à la permaculture autant que fabrique de liens sociaux. Fort de sa caméra et de ses questionnements, Luc Deschamps esquisse un portrait contrasté de cet espace hybride, tantôt dépeint comme une oasis perdue au sein d’un désert agricole et social, tantôt tel un établissement d’apprentissage n’échappant pas à un impératif de rentabilité, à l’instar de toute entreprise commerciale.
"No bullshit. On n’est pas dans un système de bisounours rêveurs, mais bien dans un système pragmatique, on doit être rentable [...]" — Fabien Féraux, designer en permaculture

Maître-mot de ce documentaire, la permaculture serait, selon les divers formateurs de la ferme-école de Desnié, l’agriculture du futur, la voie à suivre afin de parvenir à un modèle de production alimentaire soutenable et pérenne. À l’origine du terme, Bill Mollison et David Holmgren, auteurs d’un ouvrage de 1978, intitulé Perma-Culture 1, une agriculture pérenne pour l’autosuffisance et les exploitations de toutes tailles. Ce livre fit fortement écho à la pensée du microbiologiste Masanobu Fukuoka, ayant lui-même publié ses travaux sur ce qu’il baptisa « agriculture naturelle » ou « agriculture sauvage », qu’il définit comme l’agriculture du « non agir ». Son approche prône ainsi l’abolition du labour, de l’utilisation d’engrais et de pesticides, du sarclage – le désherbage – et de la taille. Cette filiation supposée entre l’œuvre respective de Fukuoka et celle de Mollison et Holmgren a historiquement contribué à desservir le propos permaculturel, en ce qu’il a pu être perçu par le monde agricole traditionnel, et ce de manière caricaturale, comme une discipline fantaisiste, semblant plus proche d’une spiritualité orientale que d’une révolution agricole pragmatique.


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Initialement, le vocable « permaculture » fut employé par Mollison et Holmgren pour désigner une agriculture dite « permanente », mais fut ensuite étendu par l’expression « culture de la permanence », embryon d’une philosophie allant au-delà de la pratique de l’agro-écologie, quant à elle plus aisée à circonscrire en un ensemble de théories scientifiques et d’applications agricoles concrètes. À terme, et dans ce sens élargi, la permaculture entend transmettre une éthique permettant aux individus de tirer parti de leur environnement de manière responsable et de s’émanciper du système industriel de production et de distribution. À travers le documentaire de Luc Deschamps, c’est bien cette visée qui semble, in fine, se superposer à un enseignement strict de pratiques agricoles, même si ces dernières font partie intégrante des stages de formation dispensés à la ferme-école de Desnié.

Car en effet, ces stages ne sont pas dénués d’un certain pragmatisme, les apprenants étant invités à effectuer des travaux pratiques, ceci faisant d’ailleurs partie, semble-t-il, d’un business model réfléchi qui réussit l’exploit de convaincre des individus de s’acquitter d’une somme d’argent non négligeable pour être en droit, en retour, de donner de leur temps et de leur énergie. Lors d’une interview figurant dans le film, Jean-Cédric Jacmart, formateur et designer en permaculture, ne s’en cache pas : « L’argent, ce n’est ni bien ni mal, c’est ce qu’on en fait. L’argent est au service d’une mission et on en a besoin. […] Pour terminer ce projet-ci, il me faudra encore énormément d’argent que je n’ai pas aujourd’hui. Mais ça ne m’angoisse pas du tout puisque celui-ci en génère déjà… » Le propos n’étant pas ici, par un soupçon mesquin, de faire le procès du modèle économique de l’institution, mais bien de tenter d’expliquer ce qui, chez celle-ci, génère tant d’attrait auprès du public. La réponse est peut-être à chercher dans les divers témoignages recueillis par Luc Deschamps, aussi bien du côté des stagiaires que des formateurs.


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Le même Jean Cédric Jacmart, ancien pilote d’hélicoptère, résume bien ce qui semble traverser le discours de la plupart des intervenants : « J’étais dissocié… Entre ce que je pensais et ce que je faisais, il y avait deux mondes ». Désormais formateur en permaculture, Eric Luyckx travaillait dans l’industrie pétro-chimique : « … j’ai eu un déclic. À un moment donné, je me suis dit, il faut réaligner ses activités sur ses valeurs ». Quant à Claire Havet, stagiaire à la ferme-école de Desnié, elle était commerciale pour l’industrie pharmaceutique et confesse « ne plus s’être retrouvée là-dedans ». Tous, à leur manière, explorent, sans l’énoncer tel quel, un concept psychologique à la mode, renvoyant prosaïquement à la notion de « contradiction » : la dissonance cognitive. Le Mahatma Gandhi, lui-même, n’avait-il pas eu cette phrase : « Le bonheur, c’est quand vos actes sont en adéquation avec vos paroles » ? Un autre stagiaire, Massimo Cianci avoue avoir « retrouvé un amour pour la terre », quand Kevin Wijnen, stagiaire lui aussi, parle « d’énergie de groupe l’ayant reconnecté à sa volonté profonde de former un projet lié à la nature et au sol ». Dès lors, on comprend bien que ce qui est vendu au travers de ces stages dépasse de loin la simple leçon pratique de jardinage : c’est bien la perspective d’une triple reconnexion avec soi-même, son environnement et autrui qui constitue l’enjeu symbolique d’une telle démarche.


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Mais alors, très concrètement, comment s’y prend-on pour satisfaire de telles attentes, relevant davantage d’un désir viscéral, d’une quête de sens au sein d’une société n’ayant qu’anomie à offrir, que d’une simple volonté d’apprendre à cultiver des légumes, avec pour medium principal une certaine vision de l’agriculture et du rapport à l’environnement ? Designer en permaculture, Fabien Féraux se propose d’y répondre, sans langue de bois : « No bullshit. On n’est pas dans un système de bisounours rêveurs, mais bien dans un système pragmatique, on doit être rentable, […] le particulier qui a son jardin de soixante mètres carrés doit pouvoir se nourrir en légumes, avoir ses poules, ses plantes décoratives, ses arbres fruitiers, […] son hamac, son espace de bien-être […] ».

L’idée maîtresse est donc de proposer à un stagiaire de co-créer avec lui un projet sur mesure, en partant de l’espace domestique personnel dont celui-ci dispose et auquel il pourra s’appliquer. Vient alors, traditionnellement en fin de stage, le temps du master plan, concept manifestement fondamental en permaculture. Celui-ci renvoie à la fois au design (le plan informatisé de l’espace en question), au plan d’action (le cahier des charges, en quelque sorte) et au plan financier. À travers cette notion de planification, qui déterminera donc toute la production future d’un projet de permaculture, Fabien Féraux bat en brèche cette croyance, prenant en partie sa source dans l’héritage de la pensée de Masanobu Fukuoka, selon laquelle « la permaculture fonctionnerait toute seule ». Effectivement, si celle-ci peut s’affranchir des énergies fossiles, de la construction d’infrastructures complexes, voire de l’électricité, ce serait bel et bien dû à ce fameux master plan, revêtant une réelle dimension planificatrice, et non pas simplement à la bonté providentielle de Mère Nature.


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De ci, de là, les grands enjeux écologiques et sociaux de notre siècle sont évoqués, au travers du film, et mis en lien avec la pratique de la permaculture : dérèglement climatique, pic pétrolier entraînant, à terme, une pénurie dans le secteur de la pétrochimie et, par conséquent, une voie de garage à notre modèle actuel de production de pesticides, engrais et médicaments, pour ne citer qu'eux. Dès lors, la permaculture, mode de vie vertueux et résilient, rendant systématiquement à la terre ce qu'elle lui a pris, serait la panacée. Il n'est pas ici question de douter de l'engagement sincère, de l'enthousiasme inspirant de ces femmes et de ces hommes qui se retroussent les manches pour créer un peu de sens dans une société humaine croyant pouvoir s'extraire de la nature comme si elle n'en faisait plus partie, ni même de remettre en question la philosophie qui sous-tend la permaculture, avec son bon sens et le mode d'existence éminemment éthique que celle-ci prône.

Mais pourra-t-on changer le monde en cultivant, chacun dans notre coin, notre petit potager (en tout cas, ceux qui ont la chance de posséder un lopin de terre), pour ensuite aller se reposer, l'esprit tranquille et la conscience apaisée, dans son « espace de bien-être » ? Si tout le monde s'y met, pays en développement compris, oui, sûrement. Évidemment, si l'on veut pouvoir débattre d'écologie un peu sérieusement, il nous faut être acteurs du changement, aussi ténu soit l'impact de nos petits gestes, ceux-ci sont nécessaires, ne serait-ce que pour montrer l'exemple. Mais, en attendant, qu'en est-il de ces grandes entreprises, plus puissantes que certains États, qui monopolisent sans distinction ressources et capitaux, en rejetant à la mer et dans l'atmosphère les rebuts fétides de leur cupidité ? Certes, quand les mentalités évoluent, les multinationales en prennent compte, il en va de leur santé financière. Jared Diamond, dans son livre de 2005, intitulé Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, dédie un chapitre à ces géants économiques et soutient cette thèse : les multinationales sont des girouettes, elles suivent la direction du vent. Mais peut-on se permettre d'attendre que nos concitoyens se mettent, dans une large majorité, à répondre aux sirènes de la permaculture et de l'écologie, de manière générale ?


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Dans ce même ouvrage, Jared Diamond explique comment, bien avant la révolution industrielle et son potentiel écocide jamais égalé auparavant, Homo sapiens a entamé la destruction de son environnement et entraîné la chute de civilisations, aujourd'hui considérées par l'archéologie comme relativement complexes et avancées. L'une des caractéristiques communes à ces effondrements réside en ce que les civilisations en question étaient extrêmement inégalitaires et socialement stratifiées. La permaculture peut-elle, dans un tel contexte et à l'échelle d'une poignée de citoyens conscients, instigateurs d’ilots écologiques à l'image de la ferme de Desnié, prétendre à être davantage qu'un simple pansement sur une jambe de bois ? Que vaut la somme d'initiatives individuelles quand celles-ci, isolées, ne convergent pas pour constituer une revendication politique collective, à part entière ?

Dans un livre paru en 2014 et titré L'Âge des low tech : vers une civilisation techniquement soutenable, Philippe Bihouix, ingénieur et essayiste, esquisse au crayon de papier les contours mouvants d'une société du "low tech", et ce à grand renfort de propositions plus ou moins liberticides en fonction des sensibilités, mais qui ont le mérite de repenser structurellement le système de production et de distribution auquel nous ne pouvons entièrement nous soustraire, que nous le voulions ou non, si ce n'est en nous marginalisant, alternative radicale et nuisible au débat public. Dans cet ouvrage, Bihouix se prend à rêver d'un système industriel moins énergivore, moins gourmand en ressources et qui, par son efficience à produire uniquement de la nécessité, ni plus ni moins, libère partiellement l'humain du travail et lui permet de s'adonner à des activités qui ont du sens, en ce qu'il fait partie de la nature, telles que s'occuper d'un jardin... en permaculture, pourquoi pas !


Simon Delwart


Pour plus d'informations concernant les projections programmées, c'est par ici.



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