JE REMERCIE LE HASARD QUI
Cela fait déjà une bonne décennie que Jérôme Rousseau a endossé le personnage d’Ignatus par une production de chansons d’auteur, pour contribuer modestement à enrayer la « conjuration des imbéciles ».Avant, il avait créé un duo baptisé Les Objets qui, en deux CD toujours disponibles à La Médiathèque, répertoriait les caractéristiques de la normalité et surtout tentait, chose très utile, d’y voir un peu plus clair dans « qui est qui »… Il y a un univers « Ignatus » qui charme par les aspects non formatés, non marketés et que l’on appréhende par le look des pochettes, le design des affiches de concert, les titres des chansons, les costumes et la dégaine sur scène où, paraît-il, corps, chant, mots, musiques offrent de délicieux moments de délire. Il se dégage de l’ensemble l’impression d’une démarche oblique, construite, habitée, littéraire et teintée d’un post-dadaïsme très doux. Son nouveau CD commence fort, quoique calme et posé, par une invitation à « claquer la gueule aux années mortes », « casser la gueule aux dealers de peur », sur une musique rythmée par les cris et entrechoquements de sabres de bambou enregistrés lors dans une salle de kendo. C’est ensuite avec élégance, exigence des vers et des images convoquées, qu’il esquisse quasiment un tube, à partir d’un acte somme toute banal : « pisser dans l’herbe », en associant plusieurs thèmes : plaisir de se lâcher en laissant libre cours à ses humeurs et aux petits riens créatifs (écrire son nom dans la neige), prise de conscience que le moindre geste a désormais des implications écologiques (économiser l’eau de la chasse), les différences entre les sexes (« sans doute les filles cachent-elles aussi/ Des plaisirs futiles à nous interdits »), tout en plaçant la rengaine dans un retour à la campagne assez dérisoire, constat que ce retour est confiné à peu de chose.
Il tourne surtout autour des fondamentaux de la chanson - amours déçues, jalousie, crimes passionnels - en les asticotant de manière originale, culbutant du grave au léger, récupérant les clichés pour les décaper avec des vues plus actuelles, décalées. Un art de la digression, comme en apesanteur, qui révèle, dans la chute, toute sa dimension cruciale. Par exemple dans « Place Alphonse Chenal » où du constat de la disparition de la statue du vieux général sabre au clair, après toutes sortes de considérations sur l’évolution des formes de guerre et d’héroïsme, on finit par comprendre ce que le narrateur a en tête : « Mais bon, moi, j’vais attendre encore un peu/ Des fois que t’aies changé d’avis ». Et cet état d’esprit où l’on s’occupe le cerveau avec n’importe quoi plutôt que de s’avouer ce qui cloche vraiment est très bien rendu, par la musique, piétinante, ressassante, comme refoulée, et aussi par le débit des vers, le travail sur les liaisons et déliaisons entre mots et syllabes qui donnent l’impression d’entendre toujours « autre chose ». La nature humaine est abordée dans une ballade presque inconsistante et présentée comme quelque chose d’indéfinissable, de fluide, impossible à retenir, faite de faux-fuyants et d’indéterminé éternellement, « Les hommes s’étonnent/ Les hommes fredonnent/ Les hommes déconnent ». Nature humaine canalisée dans un cul-de-sac, sans marche arrière ni changements envisageables, où « les ventres des ministres ondulent sous la fièvre/ pendant que les boucs émissaires se mettent au vert » et où l’on arrive implacablement à la conclusion : « dépité sans étiquette/ j’ai mis l’éthique sous la moquette/ et en attendant ma démission/ je préfère être sans opinion ». C’est dans cette marge étroite d’une société acculée, se vidant de son imaginaire qu’Ignatus observe, décrit et agrippe les soubresauts de tout ce qui, malgré tout, continue à vivre, faisant semblant, s’échinant à éprouver un peu de vrai, fût-il douloureux ou futile. Dans un style qui n’exclut pas un brin de romantisme obstiné. Comme il est de tradition dans la chanson française, les orchestrations mélangent plusieurs genres, divers héritages du rock et folk, des résidus de classique, des fragments de musiques du monde utilisés respectueusement (assez « roots ») et divers bricolages sonores. De la belle ouvrage.
Pierre Hemptinne
(photo : Bruno Garçin-Gasser)