III
Ce n’est pas tous les ans que mon disque de l’année est dû à un musicien qui habite à moins de deux kilomètres de chez moi. L’an dernier pourtant, en sept morceaux, souvent longs, diaphanes et envoûtants de fausse monotonie, très ponctuellement plus musculeux et mordants, le Schaerbeekois flamand Ignatz proposait avec «II» un petit chef-d’œuvre de blues atmosphérique et électrique dont le ressac nous hantera sûrement très longtemps encore. Après une bonne dizaine d’écoutes, il est trop tôt pour dire si son successeur «III» l’égale, le frôle ou le dépasse… Même si, plus fondamentalement, un tel examen comparatif aurait encore moins de sens que d’habitude si on l’appliquait à l’œuvre d’un musicien comme Ignatz où, comme on le lira plus loin, ce qui rassemble et se ressemble - s’imbrique, s’interpénètre et se fait écho; d’un morceau à l’autre et d’un album à l’autre, d'un concert à l'autre - a plus de sens que ce qui distingue et met à distance.
Des dessins et des musiques; des souris et des hommes
Ignatz est le projet solo du musicien et dessinateur Bram Devens. Ce double champ d’expression, sonore et graphique, ne se cristallise pas juste dans ses dessins pour ses propres pochettes de disques ou dans « Ruis », l’excellent mensuel musical gratuit édité par son label Kraak. L’étymologie même du nom qui lui sert de masque vient du monde du dessin : Ignatz Mouse est le nom de la souris apparue en 1910 dans les strips en bas de pages de la série « The Dingbat Family » du pionnier du neuvième art George Herriman. Une facétieuse souris qui, en 1913, allait devenir l’un des trois personnages-clés de sa bientôt légendaire série, à la fois burlesque et surréelle, « Krazy Kat ».
Dans notre vingt et unième siècle bien entamé, il est devenu assez limpide que la quasi-totalité des musiques d’aujourd’hui - même les plus inspirées et inspirantes telles que celle de TV on the Radio dans la présente sélection par exemple - avance un œil rivé sur le rétroviseur, recyclant, recombinant et se réappropriant des bribes du passé pour tenter de donner un futur - ou, en tout cas, au minimum, un présent - à la musique des années zéro-zéro. Quand on quitte la petite minorité de ces quelques musiciens-recycleurs clairvoyants, les emprunts sont souvent peu inspirés: on ne va pas chercher très loin, comme si paresseusement tendre le bras justifiait déjà un acte créatif. Presque tout le monde a l’air de s’évertuer à dépoussiérer un même petit nombre de clichés qui ont déjà si souvent été pressés et re-pressés que - sauf traitement de choc inédit - ils n’ont vraiment plus la moindre gouttelette de fraîcheur ou d’excitation à offrir.
Reculer loin pour revenir plus fort
L’étymologie du nom de souris de Bram Devens peut déjà nous mettre la puce à l’oreille: ce gars-là ne crache pas sur ses ancêtres éloignés et est prêt à creuser profondément pour retrouver leur trace. Confirmant un peu cette observation du bon sens psychologique populaire qui veut qu’à l’adolescence, lors de cette articulation souvent chaotique de l’enfance et de l’âge adulte, on s’entend souvent mieux avec ses grands-parents qu’avec ses parents, Ignatz va chercher du côté de ses grands-pères - voire de ses arrière-grands-pères – spirituels, ce qui lui permet de s’inscrire dans son présent. On aurait envie d’écrire: un peu comme un triple-sauteur… [Pour les non-spécialistes, une variante du saut en longueur définie par le manuel officiel 2002-2003 de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme en ces termes: «le triple saut consiste en un saut à cloche-pied, une foulée bondissante et un saut, effectués dans cet ordre»]. Reculant de près d’un siècle, son cœur battant à 78 pulsations par minute, Bram prend son élan du côté des années dix à trente («Krazy Kat», George Herriman; puis le blues de Skip James, Mississippi John Hurt ou « Sleepy » John Estes), décolle, pose clairement un pied en 1967-1968 (une évidence: les queues de comètes saturées et les rythmiques jusqu’au-boutistes de quelques morceaux hantés des deux premiers albums du Velvet Underground), repose brièvement deux ou trois orteils quelque part du côté des années 1977-1979 (plus flou, plus approximatif: les hululements urbains d’Alan Vega bizarrement couplés à un certain effacement digne des tout premiers Jandek ou à la profondeur métaphysique déconcertante de Joy Division) pour finalement bel et bien atterrir le postérieur profondément planté dans le bac à sable de notre époque. Le blues blanc fantomatique de Bram Devens paraît ainsi surgir d’une époque reculée, comme si ces mélopées zombies, jadis acoustiques et rurales, avaient été brusquement ramenées à la vie et délocalisées à la ville par une décharge d’électricité salvatrice.
Estomper les contours pour affûter la force de suggestion
Blues blanc, blues noir ? Pochette grise sur fond gris (pour l’album «II»), présence fantomatique, timidité: Bram Devens entretient une zone de flou - graphique mais surtout textuelle (paroles marmonnées, presque jamais intelligibles autrement que par bribes) - qui fait écho, une fois encore, au monde de George Herriman dont les exégètes et les historiens de la BD n’arrivent décidément pas à déterminer s’il était blanc ou colored - mulatto (mulâtre) ou créole? -; n’arrivant d’ailleurs guère mieux à s’accorder sur le sexe du personnage Krazy Kat. Chatte ou matou, les spécialistes argumentent et contre-argumentent… En tout cas, une chose est sûre: pendant trente ans, de sa naissance en 1910-1913 à la mort de son créateur en 1944, le petit félin stylisé a passé sa vie de papier à, quasi journellement dans les quotidiens du magnat de la presse William Randolph Hearst, se voir jeter une brique à la tête par la souris Ignatz! Une répétition et une fausse monotonie sublimées par l’inventivité et l’imagination qui - une dernière fois - à trois générations de distance renvoient d’Ignatz la souris de Coconino County à Ignatz le musicien de Schaerbeek. Chez ce dernier aussi, même si elles sont sans doute d’un autre ordre (plus spontanées et organiques, moins conceptuelles, préméditées et combinatoires), les répétitions, les ressemblances et une uniformité feinte font partie intégrante du projet créatif. La manière précise dont la juxtaposition de ces motifs récurrents met en place, pour l’auditeur qui s’y abandonne, un envoûtement et une fascination plutôt que l’ennui et la redondance demeure la partie non résolue de l’équation de ce mystère musical. Pour notre plus intense bonheur ébahi.
octobre 2008
À lire :
- George HERRIMAN : « Krazy Kat – L’Intégrale en couleurs (1931-1935) » (Futuropolis, 1991)
- George HERRIMAN : « Krazy and Ignatz » (en anglais – 12 volumes, Fantagraphics, 2000-en cours)
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