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Pointculture_cms | critique

IMAGINED VILLAGE (THE)

publié le

Une peinture rurale bucolique

C’est un charmant village posé au creux d’une riante vallée. Y vivent des gens de bonne humeur, agriculteurs, éleveurs et autres forestiers qui, du matin au soir, triment en chantant. L’alouette y est témoin qu’à l’aube, à l’heure où elle aime lancer son trille, le gai laboureur sort de sa demeure, rasé de près, et s’en va aux champs sifflant de fines mélodies entrecoupées de ses dialogues avec son cheval.

Ce « merry village », cette peinture rurale bucolique, les Anglais de la fin du XIXesiècle en ont fait leur rêve, leur vision idéalisée de la campagne d’Albion. Si les villes s’industrialisaient, si le tribut à payer au charbon et à la mécanisation était de plus en plus lourd, il restait l’Éden absolu, celui des bocages et des haies qui s’étalent du Sussex au Northumberland et entre lesquels évoluent ceux et celles qui nourrissent le monde agité. Ceux et celles qui ont le métier le plus noble sur cette terre avec laquelle ils vivent en symbiose; ceux et celles dont chants et danses sont le reflet exact et ô combien joyeux de cette vie harmonieuse.

Ces chants, ces danses, les intellectuels citadins sont allé les collecter dans le feu du romantisme. Ils les ont ramenés au coin du feu, ont jeté scories et autres vulgarités, ont harmonisé les musiques, réécrit les paroles si nécessaire et arrondi les pas et les déhanchements des danses.

Le romantisme, ce premier grand mouvement de revival, a dressé de la campagne anglaise un tableau imaginé, comme ces hameaux en carton-pâte des décors de Walt Disney. Et le laboureur crotté, jurant les pieds englués dans la boue, crachant sa rage au ciel interminablement maussade, frappant son cheval récalcitrant, ce laboureur remodelé pour la cause est devenu l’emblème vivant de cette vie de rêve. Le voilà propre, souriant, chantant, heureux. C’est qu’il sait qu’il a la chance d’avoir un métier magnifique le bougre! Et sa chanson nous le rappelle jour après jour. Et sa danse est conseillée à ces messieurs dames de la bourgeoisie, c’est bon pour leur santé. En 1924, en Angleterre, un rapport sur les loisirs, Report on leisure by the Christian Politics, Economics and Citizenship movement fondé par l’Archevêque William Temple, ira plus loin encore puisqu’il recommande la danse traditionnelle comme passe-temps idéal pour les classes laborieuses. On est en train de fabriquer, petit à petit, un folklore de middle class, une sorte de colonisation de la culture du peuple.

Georgine Boyes en fait une analyse pertinente dans son livre « The imagined village. Culture, ideology and the English folk revival ». On se rend compte à la lecture de ce livre que ceux qui se tournent vers les campagnes à la recherche d’une identité idéale ont tendance à étudier le «lore» mais pas le « folk ». On observe ce que sont les pratiques mais pas la population : ce que font les gens d’une communauté villageoise, mais pas pourquoi ils le font ni comment ils le font et comment ils ont commencé à faire ou à dire ce qui est aujourd’hui leur folklore (le mot folklore est utilisé ici sans connotation péjorative puisque nous sommes dans la culture anglo-saxonne où il a gardé son sens premier : us et coutumes du peuple).

La Folk-Song Society du début du XXesiècle avait des discours assez douteux, considérant que la chanson populaire n’a pas de vulgarité, elle n’a rien de commun, elle est propre, elle est comme la race, elle en a les qualités; elle est une expression raciale fondamentale ! « All the things that make the folk-music of the race also betoken the qualities of the race » disait Sir Hubert Parry dans son discours d’inauguration de cette vénérable société !

De sorte que la moindre vulgarité ou grossièreté était gommée des collectages effectués. On ne gardait et on ne publiait que ce qui donnait une image polie de la vie rurale. Au point de développer le côté agaçant du bon garçon de ferme ou de la bonne mère de famille qui chantent en travaillant, toujours joyeux et heureux dans leur « merry village ».

Pourtant, à cette époque, de grands collectages, essentiels, engrangeaient une matière qui allait alimenter les recherches de plusieurs générations. Cecil Sharp collectait des centaines de chants. Certes, il écrivait des accompagnements pour le piano alors que la plupart de ces ballades et chants fonctionnels étaient traditionnellement chantés a cappella. Mais il n’en reste pas moins que ces chants ont trouvé là un accès à la postérité.

Et c’est de cette matière, de ce brassage, de cette réflexion complexe, qu’est parti l’un des derniers disques du label emblématique Real World qui, du coup, en profite pour renouer avec qualité et engagement. Ce disque s’intitule d’ailleurs « The imagined village » et nous emmène au-delà des habitudes vers une relecture actuelle de ces airs et chansons venus d’un patrimoine culturel commun. Le travail est d’autant plus étonnant qu’il passe à travers les clichés pour mieux les combattre : clichés de la chanson folk de Grande-Bretagne, mais aussi clichés des musiques urbaines faisant déjà partie du décor des recettes d’une certaine variété. Le projet rassemble le patriarche Martin Carthy (plus de 40 ans de bons et loyaux services à la chanson traditionnelle), sa fille Eliza, l’extraordinaire Chris Wood (professeur d’université en matière de chanson traditionnelle), Billy Bragg (chef de file d’une chanson engagée sans concession), Sheila Chandra et Trans-Global Underground (incarnations des expressions de certains ghettos urbains et de leur multiculturalité), Paul Weller (celui qui a donné à la pop anglaise une couleur politique à l’époque où une certaine Thatcher croyait détenir la palette de toutes les couleurs) et d’autres jeunes loups de la folk anglaise. Un tel rassemblement pouvait simplement ressembler à une superproduction ciblée, mais le charisme de ces musiciens, le sérieux avec lequel ils ont trié et choisi le répertoire et le réel sens qu’ils ont insufflé à l’ensemble sont autant de qualités qui font de ce disque une sorte d’ovni, à la fois nouveauté et pourtant synthèse évidente d’un siècle de musique folk revisitée par diverses générations.

Une réussite et une envie de retourner voir ce que d’autres firent de cette matière… à commencer, certainement, par l’incroyable série «Voice of the people», vingt disques publiés par le label Topic pour faire le tour des traditions des îles anglo-saxonnes.

À écouter :
The imagined village (Real World)

À lire :
The imagined village par Georgina Boyes (Manchester University Press, 1993)

Étienne Bours

 

 

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