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Intensité de la main, « J’ai perdu mon corps » de Jérémy Clapin

"J'ai perdu mon corps" - Jérémy Clapin - bannière couleurs

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publié le par Catherine De Poortere

En quête de son propriétaire, une main plonge dans ses souvenirs. Des émerveillements de l’enfance aux sourdes âpretés de la vie d’adulte, c’est une traversée mémorielle qui revisite les genres et les techniques du cinéma d’animation. Paris regardée à hauteur de main recèle une énigme tenace : que faire de ses déceptions quand ce qui a été perdu demeure obstinément présent – à portée de main ?

Sommaire

La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle pense. — Henri Focillon, « Eloge de la main » dans « Vie des formes ».

Une impensable araignée

Les occurrences d’une main détachée de son corps ne sont pas si nombreuses dans la fiction qu’on ne puisse toutes les citer. Sur le socle du genre fantastique, deux écrivains et un cinéaste, Maupassant, de Nerval et Tourneur, forment une triade unie dans la croyance, ou la superstition, d’une main nécessairement coupable. N’est-ce pas d’ailleurs dans l’idée de soigner un mal autant que pour le punir que se décide une amputation ? À cet égard, le titre du film de Tourneur, La Main du diable, illustre assez bien la métonymie selon laquelle le membre incriminé cristallise tout ce qui dysfonctionne chez un individu, qu’il soit intrinsèquement mauvais ou possédé.

S’il reste quelque chose de cet imaginaire édifiant dans le film de Jérémy Clapin, c’est sous une forme infiniment plus nuancée. D’un supposé maléfice, la main qu’on y voit détaler dans Paris telle une impensable araignée figure déjà le dépassement. Sa volonté de rejoindre son corps perdu, trajectoire opiniâtre et sophistiquée, semée d’obstacles, met en scène l’activité souterraine d’une mémoire affective. Par un coulissement du fantastique vers le psychosomatique, ce que son émancipation objective n'est pas emprise mais reprise, ressaisissement.

Faste délirant

La maladie comme métaphore, pour reprendre le titre d’un essai virulent de Susan Sontag, offre un terreau graphique dans lequel Jérémy Clapin puise la matière de sa dense filmographie. Des trois courts-métrages qui ont précédé J’ai perdu mon corps, deux d’entre eux développent explicitement l’hypothèse d’une conversion corporelle de désordres psychiques. Skhizein (2008) dépeint le quotidien infernal d’un être subissant un décalage de 91 cm par rapport à lui-même, tandis qu’Une histoire vertébrale décrit le vécu d’un handicap du point de vue d’un homme et d’une femme que leur scoliose orientée à l’inverse empêche de s’étreindre. Quant au canard présenté dans Palmipédarium (2012), troisième opus de l’auteur, sa physionomie, d’une taille et d’un aspect ridicules, trahit une même inaptitude à se comporter selon les normes de sa propre espèce.

Au fond, du fait de leur encombrante subjectivité, toutes les créatures nées dans l’imagination de Jérémy Clapin jettent un doute sur le monde, sur son injustice foncière, sa cruauté mesurable et effective. Comment savoir si ce corps impropre à l’action n’a pas été façonné selon le désir refoulé de se nuire, de prendre forme et parti pour l’amertume ? Cette question tout empreinte de malaise ne trouve pas de réponse dans les aventures de Naoufel, personnage central de J’ai perdu mon corps et propriétaire de la main volage. Irrésolu parce qu’insoluble, le film a l’élégance de laisser s’exprimer un doute, de le laisser se déployer, d’en assumer le trouble mais aussi le faste délirant. La main prend donc les rênes du récit en redoublant Naoufel ; en tant qu’instance de remémoration, elle se révèle à la fois indépendante et fidèle, mutique et éloquente, chétive et débrouillarde, délicate et féroce. Pour qu’elle exprime toutes ces qualités et d’autres encore (on appelle cela, je crois, la résilience), il fallait qu’elle connaisse cette séparation d’avec son corps. Faut-il en arriver à une telle extrémité de la violence envers soi-même, fût-elle involontaire et accidentelle, pour se départir de la pesanteur, des angoisses, des peurs ? Il y a un endroit où, par décence, la métaphore cesse d'opérer, moyennant quoi le fantastique devient méthode, voie d’élucidation.

Chiromancie

Ce qui distingue la mémoire affective de toute autre manière de se souvenir, c’est qu’elle perçoit le passé au présent. En suivant en parallèle le parcours de la main et celui de Naoufel, la narration du film repose sur ce même principe : ce dont la main se souvient a lieu ici même et maintenant. Une chronologie légèrement bousculée raconte l’histoire du jeune homme. La main invite à la lecture de sensations sous l’apostrophe desquelles le révolu s’amalgame au récent, l’embrasse, le déchiffre.

Contre toute attente, les premières images que lui renvoie sa main sont pour Naoufel celles d’une enfance comblée. Dans un appartement rempli de livres, de journaux et de partitions musicales, le garçon apprend à jouer au piano tout en se rêvant astronaute. Un magnétophone reçu en cadeau pour un anniversaire devient le plus précieux auxiliaire de cet enfant décidément singulier, curieux de tout et plus encore, avide de sons. Insatiable, il se met à enregistrer tout ce qui lui tombe dans l'oreille, l'activité de ses proches et la sienne, les bruits de l'ordinaire, la rumeur du dehors et quand la nature respire, les animaux lorsqu'ils parlent et les rires de ses parents, leurs voix aimantes.

Les années passent, le drame fait son entrée dans la vie de Naoufel et le voici devenu livreur de pizza, un travail de misère pour lequel il ne se montre pas très doué. Affecté d’une grande maladresse, le peu d’assurance de ses gestes et cette impression qu’il n’adhère pas aux choses le désignent comme un petit frère des créatures esseulées qui peuplent les films précédents de Jérémy Clapin, un corps qui trébuche, privé de la grâce du burlesque, juste une peau qui dérange, un mécanisme qui déraille.

Un soir de pluie, coincé avec sa commande de pizza refroidie dans le hall d’un immeuble, il rencontre Gabrielle. La circonstance donne lieu à une de ces conversations improbables, immédiatement intime, d’une intimité que seuls des inconnus peuvent établir car, ne se connaissant pas, ils n’ont encore rien à se cacher. C’est aussi qu’ils se parlent sans s’être jamais vus, à l’aveugle, elle tout en haut, lui tout en bas et l’interphone au milieu, canal auditif assez vaste pour recueillir le non-dit brûlant de l’intérieur.

Devant la justesse de cette rencontre, comment ne pas songer à La Voix humaine ? Dans cette pièce écrite pour le théâtre, Jean Cocteau met en scène la situation inverse : une femme seule, suspendue au téléphone, vit ses derniers instants d’amour avec l’homme qui vient de la quitter. D’un côté, un fil sonore sur le point de se rompre ; de l’autre, l’ébauche d’une relation. De son enfance éblouie, Naoufel a conservé une préférence pour l’écoute (l’entente ?), cette récolte respectueuse – presque détachée – d’un impondérable, car les sons, mélodieux ou non, n’en imposent pas, ou en imposent moins que les objets regardés. La voix demeure, rescapée de ce qui persuade et leurre : le visible.

La mouche

J’aime bien quand le fantastique s’insinue dans le réalisme, sans être provocant. Les deux cohabitent et donnent naissance à un autre monde. — Jérémy Clapin (extrait d'un entretien sur le site Bande à part).

Naoufel est un être pétri de déceptions. Le sentiment de la perte l’occupe tout entier. La reprise va consister pour lui à comprendre qu’il n’est pas tenu de devenir quelqu’un ni de construire quelque chose, qu’au lieu de cela il peut, simplement, créer. Construire / créer : une différence infime, qui ne se voit pas – mais elle s’entend. Construire exige d’avoir en sa possession des matériaux, un savoir, une énergie, un projet ; créer s’entreprend à partir de rien… voire de moins que rien : avec le manque et la déception.

« Pour attraper une mouche, il faut viser à côté », enseigne le père de Naoufel. Images en noir et blanc, couleurs, 2D, 3D, rotoscopie, dessin manuel, action, épouvante, romance, poème, récit d’initiation, chronique sociale, rêverie : l’animation qui entrelace autant de registres et de techniques reconnaît que le réel n’est que la matière première d’un monde dans lequel il s’agit moins de s’insérer, de trouver sa place, que de saisir et recréer, autour de soi, à côté de soi. Jérémy Clapin évoque ce mélange intime de fantastique et de réel comme une façon de « donner naissance à un autre monde ».

La main est cette puissance de l’imaginaire, cette liberté qu’un être se donne de se soustraire aux lois sociales pour retrouver son corps, un monde à sa mesure. Et comme le résume très bien Naoufel : « C’est juste une histoire toute simple que j’ai un peu compliquée, c’est tout ». Les longs détours semés d'imprévus n'en demeurent pas moins des chemins révélateurs et accueillants.


Texte et captures : Catherine De Poortere

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