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Pointculture_cms | critique

INTERVISION

publié le

Une comète dans le monde des musiques électroniques. Touche à tout bricoleur, ce musicien finlandais, né en 1965, ne limite pas son mode d'expression à la musique, il est également photographe, vidéaste et plasticien. L' album Intervision […]

Commencée à la fin des années 1980 avec un groupe nommé « Jimi Tenor and His Shamans », la carrière du compositeur le fera collaborer à plusieurs labels des musiques électroniques : successivement Sähko, Warp et Kitty-Yo ; labels remarquables parce qu’ils ont participé à l'émergence d’une scène électronique originale dans les années 1990.
(L’album Intervision sera publié sur le label Warp; label qui a fêté en 2009 ses 20 ans d’existence). Dans les années 1990 et 2000, d’abord à son nom seul puis avec le groupe « Jimi Tenor & Kabu Kabu », se succèdent des albums teintés par le jazz et par les musiques des années 1960 et 1970. Commencée en solo sur la vague électronique trip-hop et downtempo des années 1990, la carrière de l’artiste se poursuit dans les années 2000 avec des groupes plus larges, allant jusqu'à l’orchestre. Ces groupes sont marqués par la volonté de produire une musique arrangée pour des formations de type combos, produisant un emballement orienté vers la danse et la transe.
Touche-à-tout, la musique de Jimi Tenor visite par le truchement de l'électronique les styles funk, jazz et soul. Ceci dit, la visite n’est pas archéologique. Le voyage se fait dans l’espace plus que dans le temps. En effet, le musicien convoque un ensemble de musiques d’origines différentes pour créer une ambiance neuve.
Alors que les albums des années 2000 sont en phase directe avec le développement d’un groove profond où l'électronique joue davantage le rôle de décor, l’album Intervision (1996) reste branché sur l’installation d’une ambiance qui le relie au genre downtempo.
A ce titre la plage introductive de l’album Interversion (« Outta Space ») est le reflet de la vision de Jimi Tenor : émergeant miraculeusement d’un brouillard électronique, le bruissement d’un saxophone ténor devient peu à peu mélodie et se mue en un chorus d’une section de cuivres et d’un orchestre big band. Repris par des voix, le thème invite en quelques mots à une réalité éthérée. Mélanges, glissements, instruments bricolés, groove funk, swing jazz, voix instrument, les fondamentaux du créateur finlandais une fois placés, l’auditeur est embarqué pour une croisière de plaisir au travers de ses répertoires favoris, ceux des décennies 1960 et 1970. Ce qui n’empêche pas pour autant des hommages appuyés au jazz. Ainsi en est-il de la reprise du thème ellingtonien « Caravan », une plongée vertigineuse vers les fondamentaux du jazz. Sans crainte et sans honte, l’essence du thème est comprise ici comme un effort d’expression ordonnée de la sauvagerie. Jimi Ténor en fait une ambiance de jungle acculturée, où steel drum et fûts de pétroles (sons synthétiques) se heurtent et se rencontrent. La distorsion du son, imitant une diffusion radio et ses imperfections, marque un éloignement nécessaire : respect dû à la chose déjà entendue et salut à un maître inimitable.
Les sons se mélangent dans la musique de Jimi Ténor ; les instruments aussi se mélangent. Entre acoustique et électronique, deux lignes de démarcation ou d’éclaircissement possibles se distinguent : le saxophone et la voix.
Le premier est le compagnon proche du musicien (cfr son nom de scène : Tenor !) et son moyen d’expression : il donne le souffle sirupeux mais distingué, la synthèse du jazzman accompagnateur de voix derrière lequel sommeille un soulman furieux. La flûte (dernièrement utilisée en version électrifiée par Jimi Tenor) est encore un instrument à vent souvent utilisé par le musicien, notamment pour installer des riffs rappelant des musiques psychédéliques.
Les claviers, boîtes à rythme, et autres instruments électroniques sont les autres rôles du théâtre de l’album ; parmi eux les synthétiseurs jouent (bien entendu) le rôle fondamental de producteur de sons connus et inconnus, ou créés pour l’occasion, rappelant eux aussi toute l’histoire des claviers (en imitant par exemple le son du clavecin, lui conférant un aspect ténébreux et irritant pour produire un effet inquiétant)
La voix est un instrument à part entière. Là où le saxophone souligne, entoure la mélodie, la voix recentre, imprime une tension. Elle est utilisée au même niveau que les autres instruments mais se distingue par les mots et les phrases qu’elle cache. Reprenant une mélodie, appuyant un riff ou un gimmick, la voix ne dit pas des choses, elle scande plutôt une rythmique, se transforme en un instrument, se noie dans les méandres du son.
La voix n’a donc rien à dire, mais beaucoup à exprimer. C’est pourquoi les thèmes des textes d’Intervision sont d’une remarquable banalité.
Inscrit dans l’air du temps du milieu des années 1990, la voix est utilisée pour dire un texte simple, quelques phrases répétées, modulées. Le texte est là, tapis dans la voix et la mélodie, empli de décalage et d’humour. Les phrases scandées ne sont pas des paroles de chansons mais des articulations qui donnent le ton et l’ambiance des morceaux.
Souvent imprégnées d’une ambiance nocturne, tantôt univers urbain, tantôt soirée dansante, les phrases sont répétées et plongent l’auditeur dans un monde où la transpiration n’est jamais très lointaine. L’univers exprimé dans chaque plage est central (les thèmes abordés sont simplissimes) : quoique subtilement rejetées à la périphérie du morceau, les situations reviennent en force par la répétition, l’entraînement du à la succession des modulations.
L’espace et le sidéral sont les ambiances les plus récurrentes de l’album. Le plus souvent exprimées au travers de sons quotidiens, produits dans des lieux familiers, ou par des clins d’oeil à des sons qui y renvoient, les allusions à l’espace comme un ailleurs absolu sont légion.
Jimi Ténor est venu de nulle part, projeté de l’espace comme un être nouveau et diagonal (cfr la pochette de l’album). La plage finale (« Atlantis ») est un retour final et apaisé au bord d’un rivage marin calme, où le saxophone donne à nouveau naissance à l’orchestre et où l'étendue marine invite peut-être à un nouveau départ vers un au-delà du ciel.
Répéter tout en disant quelque chose d’original, voilà ce par quoi brille Jimi Ténor dans sa musique. Il ne craint pas la copie ou l’hommage, il se situe plutôt dans le mime. Jimi Ténor mime le jazz, la soul, le funk, utilise des instruments éléctroniques pour recréer des univers à la fois quotidiens et éthérés ; mimer signifie être capable de reproduire d’un geste simple l’essence de ce que l’on veut montrer.
Faussaire de génie, bricoleur multi-instrumentiste, Jimi Ténor cultive l’espiègle et le protéiforme comme un mélange vital ; le collage des sons crée des territoires imaginaires sur une partition encrée par les musiques connues ; la musique qui compose ces espaces invite à un au-delà où l’aisance et le plaisir sont les ingrédients d’un mélange toujours étrange.

Thierry Seclève

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