TRAILS OF TEARS
Accueillir les larmes
Jacques Coursil est un archipel de connaissances poétiques, musicales et mathématiques sur les conséquences à retardement de la colonisation au niveau de l’imaginaire mondial. Il est né en 1938 à Paris de parents martiniquais. Après des années de formation en Afrique de l’Ouest où il côtoie l’entourage de Léopold Sédar Senghor, il rallie le mouvement free jazz à New York dans les années 1960 et n’y fait pas de la figuration : il joue avec Sun Ra, Albert Ayler, Sunny Murray, Anthony Braxton… Il pratique le contemporain classique et, pour le jazz moderne, étudie avec Bill Dixon. Il établit ainsi des relations entre cultures différentes. C’est un passeur. Il a étudié la philosophie des mathématiques et la linguistique. Au début des années 1970, il quitte la scène musicale pour enseigner les sciences du langage en France, aux Antilles puis dans l’État de New York. En 2005, c’est un ancien de ses élèves, John Zorn, qui relance sa carrière musicale en publiant Minimal Brass. Un peu après, il compose une sorte d’oratorio avec les textes de poètes et écrivains qui lui sont proches et qui forment ramifi cations avec sa musique : Frantz Fanon, Édouard Glissant… Son dernier enregistrement, Trails of Tears est une évocation du destin des Cherokees, nation indienne qui, dans le cadre de l’Indian Removal Act, loi de 1830 sur le déplacement des Indiens, fut décimée lors d’une marche forcée vers le lieu imposé de leur « réserve ». L’événement a été baptisé.
La piste des larmes. C’est cela que le trompettiste exhume avec force et pudeur en constituant un trajet réactif entre ce destin indien, le free jazz comme mouvement musical politisé au service des minorités raciales et le souvenir de cette autre terrible déportation et diaspora des peuples africains happé
par le commerce d’esclaves (génocide de la Traite). La musique est douce et narrative, sentimentale aussi parce qu’il est impossible de censurer l’affect qui sourd de ces tragédies. C’est un mémorial de larmes qu’esquisse la trompette, ferme et hésitante à la fois. Un fi let de larmes balbutiantes, chantantes,
avant de se remettre à couler en mélodies inextinguibles. Musique qui hésite entre le souci d’énonciation et le besoin d’oubli, la dénonciation et la compassion. Le jeu de trompette a des attaques hébétées. Il doit résoudre des problèmes, exprimer des blessures qui laissent sans voix, pour lesquelles il n’y a pas de mots, pas de sons. Mais il faut renoncer à se taire et Jacques Coursil construit un phrasé aux contours aphasiques, frappé et altéré par l’horreur. Entre musique et langage parlé. Ainsi il bégaie ou épelle l’innommable et il berce, fait chanter sa stupeur devant ces plaies historiques. Ensuite, il décolle en ses ratures, il enrobe de silence, il soigne la mémoire. Édouard Glissant décrit au mieux ce qui se passe dans cette manière de faire parler la trompette : « Ce que Coursil arrache ainsi de son instrument, à force d’obstinations imprévues, c’est cela même que les premiers trompettistes réclamaient : la respiration cassée de la connaissance souterraine, de la malédiction qui s’échappe du corps en saccades incontrôlées, et en même temps le continu, l’espèce de fugue enroulée, qui est le moment du grand plaisir et de la maîtrise et de la conscience qui se maintient. La trompette de Coursil est ainsi un cornet à pistons et aussi bien une clarinette qui trille, tragique et ludique à la fois. » Il y a un pathos très juste, un déplacement, un cheminement : une esthétique sonore et narrative qui mime la manière dont ces traumatismes historiques sont toujours là, s’installent dans le présent, ne concernent pas que la mémoire indienne, mais se déplacent et « contaminent » notre propre histoire, s’infi ltrent dans notre conscience, altèrent notre appartenance à une culture dominante. Il faut accueillir l’histoire de ces peuples, il faut s’ouvrir et changer de perspective, renoncer à croire qu’il n’y a qu’une histoire déterminante, la nôtre, se méfier de l’universel.