LOLA
Même si la photographie occupe une place importante dans « Model Shop » - les retrouvailles californiennes et en couleur de Jacques Demy avec le personnage principal de son premier long-métrage en noir et blanc, « Lola » - il serait plus que mensonger d'essayer de trop focaliser le propos du film sur cette forme ancestrale de cinéma encore immobile. Néanmoins, à travers le model shop, cette mystérieuse officine où se monnayent du temps, un décor, un corps, un appareil photo et une pellicule (photographes amateurs et voyeurs-mateurs à vocation artistique peuvent y louer les services d'une fille, le temps de figer dans le sel d'argent quelques poses sexy), la photo a donné au film son titre et, surtout, son « révélateur ». Jacques Demy raconte en effet que ce fut la découverte des us et coutumes du model shop qu'il avait vu au cours d'une de ses balades exploratoires dans Los Angeles et dans lequel, « d'un naturel timide », il n'avait d'abord pas osé entrer, qu'il se dit que si de telles boutiques avaient existé en France, Lola y aurait peut-être travaillé plutôt que dans une boîte de nuit. D'où l'idée de la faire réapparaître huit ans après ses aventures nantaises sur le sol américain et de raconter la suite de son histoire - tout en tissant même d'autres liens avec « La Baie des Anges » (Michel, joueur invétéré a quitté Lola pour refaire sa vie avec Jackie Demaistre, la joueuse de roulette interprétée par Jeanne Moreau dans « La Baie »).
Si la vitrine écarlate et les lettres peintes « model studio» n'apparaissent qu'après une demi-heure de film, pas mal de temps après que George (Gary Lockwood) se soit mis à suivre dans la rue Cécile / Lola (Anouk Aimée), c'est bien là, dans cette chambre-décor lovée au bout d'un long couloir sombre et labyrinthique que, sous le couvert d'un échange très réglé (des rôles codifiés, une procédure, un prix), les deux personnages vont la première fois s'adresser la parole. Au cours d'une séance de photos pour le moins étonnante, d'ailleurs… S'il pousse certes sur l'obturateur de l'appareil, on oserait quasiment dire que ce n'est pas George - étonnamment passif, comme figé dans un mélange d'inexpérience et d'excitation paralysante - qui prend les photos, mais presque Lola elle-même. Modèle et metteuse en scène, c'est elle qui mène la danse, prend l'initiative, propose les poses, va jusqu'à ajuster les spotlights. À un cheveu de l'autoportrait.
Plus qu'un film sur la photo, « Model Shop » est – comme « Lola »… et « Les Parapluies » et « Les Demoiselles » – la filature sensible et bienveillante de quelques personnages errant dans une ville dans l'attente d'un nouveau départ, souhaité ou subi. En 1960 à Nantes, Cécile (à la ville) / Lola (à la scène) attendait le retour incertain, mais ardemment désiré, de Michel, le père de son petit garçon. En 1968 à Los Angeles, elle cherche à rassembler les cent dix dollars manquants pour lui permettre de retraverser l'Atlantique et d'aller retrouver son fils désormais âgé de quatorze ans. Tandis que George sait que la feuille de route qui l'enverra se battre au Vietnam vient d'arriver chez ses parents (comme Guy, le garagiste des « Parapluies » obligé d'aller faire la guerre d'Algérie). Dans les rues de L.A., l'autoradio diffuse les espoirs fragiles de négociations de paix à Paris, mais George a peur de la guerre, peur d'y mourir comme Frankie le marin de « Lola », tué là-bas quelques jours avant sa démobilisation. Lors de ce même séjour américain de 1968, Demy et Varda filment ainsi deux aspects de l'Amérique de la contestation: les hippies de Los Angeles pour le premier et une manifestation des Black Panthers à Alameda, Californie pour la seconde [cf. Sélec #2 de décembre 2008].
Au-delà de ce qui relie « Lola » et « Model Shop », ce qui distingue les deux films s'enracine dans les différences fondamentales entre les villes et les sociétés où ils se déroulent. « Lola » est un film pédestre dans une ville encore architecturalement et urbanistiquement très liée à la fin du dix-neuvième siècle. La statuaire, les fers forgés et les dorures du passage Pommeraye (Nantes, 1843) font écho aux promenades du Walter Benjamin du « Livre des passages ». Filmée moins de dix ans plus tard, Los Angeles est une ville d'un tout autre type - d'un autre siècle -, orthogonale et fonctionnelle, étirée horizontalement dans l'espace et prioritairement dévolue à l'homo automobilus. Au début du film, le principal souci de George est de sauver des griffes des recouvreurs de dettes sa voiture sans laquelle, dans cette ville, il serait quasi exclu ou handicapé. Plus tard, au cours d'une très belle scène (une des plus belles du film) qui fait suite à sa deuxième rencontre avec Lola au model studio, c'est sur le parking arrière du bâtiment, de décapotable à décapotable, chacun au volant de sa «belle américaine», que l'ex-étudiant en architecture californien et l'ex-danseuse de cabaret des bords de la Loire s'avouent leurs vraies identités et que le premier déclare sa flamme à la seconde. Plus «street movie » que «road movie », si « Model Shop », ce film de fils de garagiste, a quelque chose à partager avec « Two Lane Blacktop » [Macadam à deux voies, 1971] de Monte Hellman auquel on l'a parfois comparé, plus que le très visible clinquant des chromes et le quasi perceptible parfum du cambouis et des gaz d'échappement, c'est peut-être cette manière très particulière des deux cinéastes de tourner des films qui brouillent la géographie du cinéma: films à la fois très américains et très européens. Très personnels aussi. En un mot: bouleversants !
Philippe Delvosalle
rebonds:
- Agnès VARDA : « Jacquot de Nantes »
- Agnès VARDA : « L'Univers de Jacques Demy »
- SPIRIT : « Model Shop »