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Pointculture_cms | critique

TWO LOVERS

publié le

L’océan, sa couleur grise, uniforme. L’homme, vu d’en bas, l’épaule alourdie, s’abat dans la masse obscure qui l’engloutit, puis l’expulse, honteusement. Trempé, plus lourd encore, Leonard (c’est son nom) n’a plus qu’à se traîner jusque chez lui - […]

L’océan, sa couleur grise, uniforme. L’homme, vu d’en bas, l’épaule alourdie, s’abat dans la masse obscure qui l’engloutit, puis l’expulse, honteusement. Trempé, plus lourd encore, Leonard (c’est son nom) n’a plus qu’à se traîner jusque chez lui - c’est-à-dire chez ses parents qui le cernent d’un amour toujours inquiet. Plus tard dans la soirée, on lui présente une belle jeune femme très attentionnée, qu’il reçoit dans sa chambre avec une courtoisie infiniment lasse. C’est Sandra, la fille du futur associé de son père. Si seulement Leonard pouvait tomber amoureux d’elle, peut-être alors finirait-il par oublier la fiancée disparue sans laquelle il ne parvient plus à vivre. Le lendemain, il rencontre une autre femme, Michelle, aussi blonde que Sandra est brune. Venue à lui comme une apparition, dans sa lumineuse détresse, du haut de l’escalier vers son appartement tout proche ; séparée de lui par une cour - quelques mètres de vide - et par les sentiments. Car Michelle aime déjà, elle aussi, désespérément, un homme marié. Démultiplication du triangle amoureux. Leonard tente de se résigner, s’abandonne à la tendresse maternelle de Sandra, réapprend à sourire, à se contenter. Jusqu’à ce que Michelle se rappelle à lui, lui rappelle, avec ses larmes et son sang, qu’il peut lui aussi devenir son sauveur, se révéler, s’élever, partir…

2 lovers

Comment, dans les décors délavés de Brighton Beach et l’histoire profondément triste qui s’y dévide, ne pas déceler la résurgence d’un romantisme de la plus belle eau ? Tragique et pitoyable, Leonard ravive la figure absurde d’un Don Quichotte déprimé, celle aussi, plus récente, du héros du XIXème siècle des romans de Stendhal, Flaubert, Proust… celui-là même qui, cristallisé par l’écriture forcenée de Dostoïevski, presque ravalé en son contraire, s’identifie comme homme du sous-sol. Inassouvi, malade de rancœur et de ressentiment, il renie son aura romantique. Dans une analyse exceptionnelle, Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard montre que l’homme du sous-sol et le héros romantique sont fondamentalement semblables, l’un étant la démystification de l’autre. Justement, sous l’emprise des Nuits Blanches de Dostoïevski au moment de l’écriture du scénario, James Gray n’en est pas moins dupe de son personnage. En effet - et cela sans remettre en question ses qualités de portraitiste - le cinéaste plonge Leonard dans une désarmante littéralité. L’environnement maussade de Brooklyn souligne sa mélancolie de la même façon que l’appartement parental renforce l’insoutenable dépendance affective dont le fils voudrait s’abstraire. Leonard rejette ce qui s’offre, désire ce qui se refuse, et s’acharne, dirait-on, à saboter sa propre vie. Or, calfeutré dans sa chambre (exiguë comme un souterrain), asocial et peut-être misanthrope, il est d’une telle douceur, d’une telle gentillesse, qu’il nourrit l’illusion de l’idéalisme amoureux. La mise en scène dissimule pourtant, en creux, des motivations moins avouables.

Tandis que, persuadé de l’authenticité de son amour, le héros romantique semble empreint d’un exceptionnel esprit de sacrifice, en réalité il agit par mimétisme. Le véritable objet de son désir n’est pas la personne qu’il croit aimer, mais ce qu’elle lui permettrait d’atteindre. Ainsi Michelle est, pour Leonard, le moyen de s’émanciper de sa famille. Lorsque la jeune femme paraît pour la première fois, dans l’escalier, elle se cache de son père. D’emblée il veut l’aider, la protéger, c’est-à-dire revêtir lui-même cette fonction maternelle qui l’étouffe. Michelle déclare que l’appartement sent la naphtaline, il ne peut qu’acquiescer… De fait, les murs sont couverts de livres et de photographies. Quelle place peut encore revendiquer Leonard, dans un environnement saturé de vie et d’histoire, de légendes, d’amour et de drames ? Michelle semble détachée, indifférente au passé : sur son vide intérieur, comme sur un écran blanc, Leonard peut enfin projeter un avenir. Quant à la dévotion de Michelle pour son supérieur hiérarchique, rien de plus commun, de plus trivial que le désir de se hausser socialement et, pour une femme, de pallier un manque d’ambition par une fascination mimétique. Sandra choisit d’aimer le seul homme qui ne la « voit » pas. Pourquoi ? De la part de ce très beau personnage, en apparence équilibré, cette préférence peut surprendre, si ce n’est qu’elle aussi, à l’instar de Leonard, est en quête d’autonomie. Prisonnière de sa famille, protégée, admirée, elle se cherche dans la résistance et la contradiction. La faiblesse du film est sans doute d’omettre l’effet paradoxal du désir qui se mue en son contraire, le ressentiment. Exposés au rejet, tous se résignent. Ne devraient-ils pas s’affronter, se jalouser, se haïr ? James Gray isole les rivalités : le triangle reste défait, ouvert, inopérant. Si le désir se déploie dans ses objets médiateurs (la photographie, le téléphone, le disque), ses lieux symboliques (l’immeuble et sa cour intérieure, la boîte de nuit, le métro, Brighton Beach), il prend une nature composite et manque de liant. Les personnages semblent avoir été créés séparément, et c’est ainsi qu’ils évoluent, seuls même à deux, même dans un groupe - trois points de fuite qui ne se rencontreront sans doute jamais.

 

Catherine De Poortere

 

Et encore…
• L’homme superflu, sur mon blog Rue des Douradores
• Tous les films de James Gray, à voir absolument
• Les Nuits Blanches, de Dostoïevski (lecture de la nouvelle)
René Girard, la violence et le sacré (documentaire autobiographique, avec de nombreux entretiens, excellente introduction à l’œuvre du penseur)

 

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