PANIC
Il s’établit des interférences entre ce que l’on écoute, ce que l’on voit et lit dans une même période. Ainsi, cette musique de Jazzkammer pourrait être l’objet sonore dont parlerait un chapitre du livre de Jacques Rancière, lu peu après avoir été envahi par elle. C’est le chapitre « La vérité par la fenêtre. Vérité littéraire, vérité freudienne ». Rancière analyse la mise en littérature freudienne du rêve de l’Homme aux Loups. Et ce n’est pas ce rêve qui me semble latent dans la musique de Jazzkammer, mais bien ce rêve à travers la mise en perspective textuelle et spirituelle de Rancière. Parce que cette musique joue le rôle de la fenêtre qui s’ouvre sur ce que votre inconscient avait préparé d’y montrer… Le rêve est connu : par la fenêtre, des loups blancs sur un arbre… Voici le début de ce chapitre : « Une fenêtre: la vérité entre. Trois grands traits la signalent d’abord. Premièrement, elle entre par surprise. Comme ce qu’on n’attendait pas, ce à quoi on ne pensait pas, ce qui fait peur : le contraire, donc, de ce que les philosophes enseignaient à chercher par méthode ou ascèse, la vérité qui se contemplait au terme d’une montée, la lumière immatérielle éclairant le monde sensible. Deuxièmement, elle se montre sous les traits du fabuleux : le loup des contes, produit de la fantaisie et de la peur, d’autant plus effrayant que sa présence que sa présence dans les histoires excède les rencontres qu’on en fait dans la réalité. Troisièmement, elle est de l’ordre du nombre. Mais celui-ci n’est plus le nombre d’or des amis anciens de la vérité, la proportion géométrique qui soumettait le sensible à l’incommensurable du rapport intelligible. C’est au contraire l’addition vulgaire arithmétique. Il y en avait six ou sept : le nombre fait sens, et même l’incertitude sur le nombre, le fait qu’il y ait dans le compte un qui soit en plus ou en moins. »
Ces trois grands traits sont ce qui agit dans cette musique comme une force magnétique.
Voici, en plus descriptif, ce que j’en écris dans le journal A Découvert, en voulant montrer que ces musiques souvent jugées difficiles sont des systèmes fictionnels comme les autres et qu’être à l’écoute de cette dimension fictionnelle devrait aider à les rendre plus accessibles :
C’est la mémoire bégayante d’une panique. Qui ne retrouve vraiment plus l’objet de terreur. Mais juste des éléments masqués, comme dans un rêve. Une musique qui s’installe aux confins troubles où l’enchantement se confond avec l’horreur. De manière imperceptible. Sans aucune frontière rassurante. Une musique qui apporte un message inquiétant: les portes de l’obscure sont ouvertes, on ne sait pas pourquoi, ni où, ni comment. Signal très fort d’un danger imminent, indéterminé. C’est comme si, durant une nuit d’encre, vous vous réveillez en sursaut et vous vous dites que quelque chose cloche. Vous découvrez que la fenêtre, pourtant close et protégée de volets, est béante, les tentures volent. Qu’est-ce qui est en train de rentrer ou de sortir ? Ou bien, lors d’une panne d’électricité, en plein orage, un cinquième sens vous prévient que la porte de la cave est ouverte, et ça vous rend tout chose comme si la barrière entre des mondes distincts venait de s’abolir. Quelque chose remonte, se faufile. Vous palpitez. Un courant d’air, des remugles puissants, des traits phosphorescents. Une présence fluide et puissante. Vous savez que l’innommable s’est libéré.
C’est la musique d’une mémoire paniquante. La musique d’une panique prémonitoire. Habitée par ce genre d’extase crispée, maniaque, qui préfigure les grandes crises. C’est ce climat d’agitation instinctive, indéchiffrable à l’homme, ce genre de pressentiment qui agite les fauves et le bétail quand la catastrophe approche, c’est cette atmosphère que Jazzkammer restitue, ritualise.
(PH)