TRAPÈZE
Elle déploie ses désespoirs et ses langueurs en coupons brumeux de sensations vives. Elle éclaire, comme un fanal, les nuits blanches polarisées aux néons suaves de quelques dériveurs urbains écorchés aux lames passionnelles d'un décalé existentiel. « C'est une rue barrée / C'est ce qu'on ne peut pas dire / C'est dix ans de purée dans un souvenir / C'est ce qu'on voudrait, sans devoir choisir / la mélancolie. » (Léo Ferré) Cet état de bile noire aux portes de la psychose, traité chez certains à coups d'électrodes se révèle pour d'autres, lorsqu'il est noyau dur, être le lieu de prédilection d'une acuité singulière. Les yeux ouverts dans la tête et des ailes de géants qui empêchent de marcher imposent l'oscillation hypnotique du trapéziste icarien. Funambule aérien, ange sulfureux, le cœur Corsica en sautoir, Eros et Thanatos en bout de balancier sur le fil de sa vie. Ce sculpteur de maux dramatise, romanesque, son tour de piste depuis trois décennies. C'est dans la sciure, suspendu entre douleur et passion que Jean Guidoni se dévoile. Son talent scénique hors normes, pour cet amoureux du noir et blanc de Fassbinder, lui servira de va-tout afin d'aborder les théâtres parisiens. De ses crimes passionnels commis depuis trente ans, il faut retenir l'atypisme et le « dérangeant » des propos ciblés. Ceux qui, obsessionnellement, s'échinent à sortir de l'ombre les laissés-pour-compte, installant à l'avant-scène prostituées, voyous et homosexuels. Démarche artistique trop sexuée, déplaisante aux yeux des médias. L'amant et son théâtre baroque proche du climat berlinois de l'entre-deux-guerres resteront dans l'ombre. Sous son chapiteau gonflé d'humeurs sombres, les collaborations successives avec Lanzmann, Lemarque, Roland Petit, Michel Legrand et Pierre Philippe, parolier fétiche (collaborant à l'écriture avec Juliette également) qui depuis Paris Populi (1978) confectionne une pléiade de chansons-livrées au clown triste, participeront à une reconnaissance aux Victoires de la musique en 1996. « Les temps sont incertains et je reviens de loin » ânonne l'acrobate en ouverture de son dernier album. Ce tigre de porcelaine, celui qui marchait dans les villes (prix Charles Cros 1981), lui qui se frottait aux Putains (1985) et entretenait, avec délectation des climats lourds, glauques et poétiques à la fois se détravestit, se défarde, se campe dans la lumière et à nouveau nous livre ses lézardes. Sur le tapis carmin de l'arène circassienne (entouré d'Edith Fambuena [ex-Valentins], Marie Nimier, Jean Rouaud à l'écriture et Daniel Lavoie), l'homme à l'aube de son demi-siècle expose les rides de son âme. Rasséréné semble-t-il. Quoique l'on perçoive sous les orchestrations aux boucles musicales ‘spleenesques', auréolées de cordes, de pianos caressés, de guitares égrenées, les circonvolutions du désespoir dans lequel il se love encore. Nous le livrant, là, avec pudeur dans une glaise confidente. Plus de colophane sur les mains, moins de borderline pour le voltigeur. Et toujours cette aura qui suinte de tous ses pores au sein de textes mi-nouvelles étayés autour de la perception d'un Chronos assassin. Ces pans d'évidence écaillés aux griffures du temps. Évidence même qui, a contrario de ces cadets débutant dans la ritournelle et leur « monde parfait », clichés léchés de photos de famille gentiment colorées aux tonalités innocentes d'une enfance-refuge, porte à dire que se frotter, se piquer, s'agripper, se perdre quelquefois, jouir souvent comme l'on se noie est un exercice de trapèze dans cette putain de vie. Grand art dans la voltige aussi puissant que l'imprudence de Bashung.
(Brigitte Lebleu)