MATIÈRE (LA)
Quelques réflexions et interrogations autour de cette grande inconnue qui n’en finit pas de se soustraire à ce que l’on croyait savoir d’elle, par un scientifique et pédagogue dans l’âme, et, qui garde en toutes circonstances, le sens de la formule.
Jean-Marc Lévy-Leblond est professeur émérite à l’université de Nice. Son élocution trahit parfois dans ses douces rondeurs sa région natale (le Tarn), mais ce physicien est avant tout un vulgarisateur au sens le plus noble du terme et un vieux routier de la multidisciplinarité scientifique. Ce «critique de (la) science» comme il se définit lui-même s’est aussi signalé par ses contributions à l’épistémologie, la philosophie, l’histoire et la philosophie des sciences.
Il choisit par ailleurs «d’entrer en matière» via un détour par l’étymologie et attribue l’origine du mot «matière» au terme latin «mater» (mère), qui, par extension, en viendra à désigner cette matrice commune à tous les objets existants.
La physique de l’âge classique ne l’envisage pas autrement: une substance commune à tous les corps existants, indépendante de ses propriétés particulières. Sensible au toucher et à la vue, elle est impénétrable, consistante. Elle est perçue, sauf chez Descartes, comme une infinité de grains ou atomes, séparés par le vide et trouve sa plus belle expression dans la gravitation newtonienne. Mais, dès la fin du 17ème siècle, l’étude des fluides et des changements d’état conduisent à une extension de la conception de la matérialité qui fait une large place à la notion de «principes» ou de «qualités» qui en assureraient cohésion et échanges. Galilée distinguait les qualités premières (liées à la matière même) des qualités secondes (liées aux sens). Et toute la physique à venir va s’attacher à la description «réductionniste» de ces qualités premières pour espérer ensuite «remonter» vers les secondes et les expliquer.
Au 19ème, siècle, la matière correspond à tout assemblage d’atomes ou de molécules. Mais la lumière joue les troubles fêtes et suggére une conception dualiste de la matière- particules et champs – réunifiés à leur tour à l’aube du XXème siècle au sein de la théorie quantique et de son «quanta», à la fois onde et corpuscule. Rapidement (1911), c’est l’idée même d’atome, lui-même sécable, en tant qu’instance dernière qui vacille au profit d’un système noyau-électrons, relayé en seconde partie du siècle dernier par un modèle explicatif à base de quarks et gluons. Le «miracle» de la matière ne vient pas tant de son matériau de départ finalement assez pauvre, que de ses multiples paliers de structuration, responsables de la gigantesque diversité de notre monde.
Ce sont «ses propriétés de niveau» qui demeurent aujourd’hui encore largement inexpliquées. Ainsi, le passage de l’échelon atomique à l’échelon moléculaire (ex.: la structure des cristaux) n’est décrit de façon satisfaisante que dans quelques cas précis. A contrario, il n’existe aucune théorie microscopique de l’adhésion qui explique pourquoi (par exemple) tel matériau fait une bonne colle! Le XXème siècle nous aura donc appris qu’à chaque niveau d’analyse de la matière correspond de nouvelles propriétés. Qu’aux 3 états classiques (solide, liquide, gaz) aux configurations régulièrement ambigües (le verre est… un liquide extrêmement visqueux!) ou limites (superfluides, supraconducteurs), se sont ajoutées bon nombre de catégories «intermédiaires»: cristaux liquides, quasi-cristaux, plasmas….
Source régulière de malentendus, on trouve, aux antipodes de la matière, l’antimatière qui n’est en rien sa négation, mais en quelque sorte son «reflet symétrique» aux charges opposées, et dont la rencontre avec son jumeau (ex.: électron-positron) produit un photon… neutre! Une énigme sous-jacente persiste quant à son extrême rareté dans l’univers connu. Celle-là et tant d’autres qui s’ajoutent au rocher de Sisyphe des questions nouvelles et sans réponses.
Yannick Hustache