VIOLENCE DES ÉCHANGES EN MILIEU TEMPÉRÉ
Night an day
You are the one
Only you beneath the moon
And under the sun
Whether near to me or far
It's no matter, baby where you are
I think of you
Night and day
.....................
(1932-1936)
La fiction pour mieux comprendre les évolutions sociales.
Le cinéma n’a pas été avare de scénarios réalistes ou de grandes mises en scènes explorant les conflits entre classes sociales, le fort potentiel héroïque des luttes ouvrières, des drames et sacrifices de l’engagement syndical. Pour le meilleur (la fiction au service d’une conscience plus juste des procédés de domination) et pour le pire (pathos, grandiloquence des bons sentiments). Ces réalisations rendaient compte d’un stade du capitalisme industriel où les rapports de force étaient clairs, les positions et territoires sociaux entre dominants et dominés bien délimités, les affrontements tranchés. C’est un genre cinématographique obsolète parce que l’esprit du nouveau capitalisme a déconstruit et déplacé les points d’affrontement. Ils sont dilués dans un environnement gestionnaire où s’estompent les postes de décision. «Violence des échanges en milieu tempéré» est une bonne tentative d’imaginer un cinéma populaire contemporain adapté aux nouvelles formes de violence qui s’exercent sur les citoyens, les travailleurs, les corps privés. Il s’agit que les modes de connaissance du réel par la fiction puissent accompagner l’invisibilité des nouvelles formes de violence et de domination. N’en déplaise aux Cahiers du Cinéma qui faisaient la fine bouche à propos de la réalisation de Jean-Marc Moutout, cette tentative est très intéressante.
Le synopsis est simple en soi, mais chaque personnage et chaque situation sont très complexes, composés de replis et de nuances que l’histoire ne fait qu’effleurer. Jamais rien n’a vraiment le temps de se déployer, de s’expliquer, de s’épanouir, mis à part l’audit conduit par la société de consulting McGregor. C’est que, dans une société en transformation intense, où tout doit se plier aux nouveaux standards du management qui conduisent le «changement», rien n’est plus important et profond que ce grand œuvre de l’audit qui modernise tout l’appareil économique. Comme l’analyse Luc Boltanski, c’est bien cette idéologie du changement – de l’appareil productif, des cerveaux, des mentalités, de la réalité - qui structure la nouvelle classe de responsables et les moyens d’exercer son emprise. Tout doit changer, le changement dépasse tout le monde, heureusement les dirigeants tentent de précéder le mouvement en prenant les mesures qui s’imposent. C’est ce que montre le dispositif fictionnel de Jean-Marc Moutout: il n’y a plus de lieu de décision ultime, plus de centre, les corps et les esprits ont intégré l’inquiétude profonde quant à ce qui est et ce qui adviendra. (Dans un autre registre, c’est aussi le mobile de «Louise-Michel de Gustave de Kerven.)
Dressage du cadre.
Cela pourrait s’intituler aussi l’histoire ordinaire d’un dressage: Philippe vient de province, d’un milieu modeste. C’est une chance d’intégrer un grand cabinet de consultance, un rêve.Voilà déjà une réalité complexe, un marré dans la marre: le rêve de ce que l’on appelait les classes populaires est d’intégrer les institutions qui contribuent à leur liquidation. Il est fasciné par l’image de réussite que cela représente – beau costume, pognon, travail en équipe et le pouvoir de conseiller, d’avoir la capacité d’améliorer le fonctionnement des entreprises. Tout le discours sectaire du management en sauveur le monde est pris chez lui au premier degré. Ça l’illumine. Arrive sa première grande mission, sa mise à l’épreuve décisive, son premier contact avec le terrain, la réalité. La première fois que les principes, les «concepts» doivent, par son intermédiaire, agir sur de vrais êtres, dans une société destinée à la restructuration (les bénéfices stagnent). Là, face aux regards des travailleurs, au fur et à mesure qu’il prend conscience, finalement, qu’il lui revient de déterminer combien et quelles personnes vont perdre leur boulot, quelques méchants états d’âmes vont l’envahir, il doit faire face à la crise. Mais les choses doivent aller vite, il n’a pas le temps de s’apitoyer, la machine est lancée et il est déjà trop lié, embrigadé par la secte McGregor. Il ne peut les décevoir. Surtout, il ne sait pas comment il s’en remettrait, comment il se regarderait s’il échouait. Foirer son premier tir aux pipes initiatique, c’est foutre en l’air son avenir.
Sexe, amour et management.
En même temps qu’il débutait dans cette grande mission, il est fouetté par l’amorce d’un nouvel amour avec une jeune fille étrangère au milieu de la consultance. Double exaltation qui va mettre en miroir le monde l’accomplissement sentimental et celui de la réussite managériale. Eva est une idéaliste du genre rêveur mais ayant déjà un peu plus vécu que Philippe. Elle élève sa petite fille avec l’aide de sa mère, tributaire de ressources économiques fragiles faites d’intérims. La relation amoureuse démarre sur une circonstance qui montre Philippe non blasé, non cynique, capable de gestes chevaleresques (mais opportunistes aussi, c’est ce qu’on lui a enseigné). On les sent plus d’une fois faits l’un pour l’autre. Néanmoins, l’espace et le temps nécessaires pour que la relation puisse éclore ne se dégagent jamais. Le patron aura bien mis en garde le jeune loup: c’est nécessaire une femme, un foyer pour rester équilibré, supporter tout le stress du magnifique boulot qu’ils font (aider la libre concurrence à atteindre le plein régime, pour le bien-être de l’humanité). Mais Eva est une femme moderne, elle n’entend pas jouer ce rôle traditionnel de «repos du guerrier». C’est peut-être là que le film, dans sa construction, est intéressant dans la manière de montrer l’infiltration des méthodes de gestion jusque dans les questions intimes. Les rendez-vous amoureux, les entretiens avec les employés se ressemblent: il s’agit d’évaluer l’adéquation entre un désir et un objectif, techniquement. Et la prégnance de ce discours technique empêche la révolte, tempère les sentiments d’injustice, sur le terrain de la relation amoureuse comme sur celui du contrat de travail. Sans qu’il se rende vraiment compte de ce qui se passe – et parce que ce qu’elle cherche est de rendre manifeste l’état d’aveuglement dans lequel il se trouve -, Eva lui fera choisir: leur amour partagé ou sa réussite professionnelle. Il se jettera dans le rituel festif annuel de McGrégor.
Les nouveaux modes de liquidation.
Parallèlement, Philippe aura pris les choses en main dans l’usine. S’affirmer, s’endurcir. De méthodes timides et humaines, il va glisser vers des entretiens plus catégoriques, des affirmations péremptoires: il apprend à incarner les dogmes appris à l’école. Cette métamorphose est présentée comme une manière, pour Philippe, de se protéger, de souffrir moins, d’arranger un consensus entre sa fonction et la réalité. Le film suit le travail d’audit dans cette entreprise comme une procédure administrative, impersonnelle, face à laquelle les ouvriers et employés sont désemparés. Ils se moquent, peuvent se soulager par quelques slogans, mais globalement ne savent rien faire. La gestion est individualisée, désolidarisante. Les syndicats et les politiques sont inexistants, on laisse entendre qu’ils obtiendront des «aménagements» des conditions de licenciement. L’essentiel se passe ailleurs.
L’importance du film réside tout à la fois, dans ce dévoilement éphémère du désarroi qui brille dans le regard des travailleurs qui vont tout perdre et ne savent à quoi se raccrocher, et dans la décision de ne pas montrer le désastre, la restructuration en marche, parce que ce qui vient vraiment transformer la réalité de tous ces travailleurs est invisible, c’est une force irrésistible, c’est le changement. Et le pire de tout, c’est la peur du changement, n’est-ce pas assez dit dans les manuels de management et repris en chœur par tous les top managers orchestrant le changement dans leurs entreprises!? Il n’y a pas de conflit social en tant que tel à montrer, tout est défait et emporté dans l’anonymat des péripéties gestionnaires. Contre l’euphémisation bien pensante, en fixant le regard des acteurs interprétant des personnes sur le point de basculer dans l’exclusion, exclus du changement, le cinéaste rappelle que la peur du changement est aussi la peur de la mort.
Le cadre dépucelé devient loup en liberté.
Le plus important, pour le spectateur, est de suivre du regard ce jeune loup que son patron a dépucelé en lui faisant goûter le sang du licenciement collectif, le voilà porteur et reproducteur d’une violence implacable qu’il a dû subir pour mieux l’infliger aux autres, en intégrant dans sa chair les raisons supérieures qui conduisent ses actes et qui, jusqu’ici, n’étaient que théoriques. Il est enfin capable d’un cynisme tout frais, presque attendrissant, marque distinctive de sa classe, et qui l’illumine pour la première fois quand il se retrouve en mesure de faire danser la femme du chef à la grande messe McGregor où sa copine a refusé de l’accompagner. Il se révèle capable de prendre du plaisir sur la rupture même d’un amour qui le reliait au monde simple des gens qui ne veulent pas changer. Ce qui compte est cette épreuve du front, de la réussite chèrement payée dont l’ivresse est à peine occultée par le rapide passage d’une ombre, d’une mélancolie, le fugitif sentiment d’une perte, au moment de prendre des vacances bien méritées avec une petite qui saura l’équilibrer quand il retournera faire la guerre (néolibérale). Oui, il y a parfois des raccourcis et des répliques qui peuvent sembler clichés (mais croyez-moi, le sermon du philosophe manager, est authentique, les traités de management regorgent de prêches aussi nauséabonds): dans l’ensemble, le film saisit quelque chose de vrai de la nature du nouveau capitalisme, et ce n’est pas si courant, vu la nature diluée en réseau de ce pouvoir. Et il faut saluer la performance de Jérémie Rénier qui porte le film, incarnant remarquablement cette fabrication du cadre exécutant, entre maladresse, cœur tendre et désir de devenir un tueur.
Pierre Hemptinne (La Médiathèque)