Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | critique

ATTRAPE-SALINGER (L')

publié le

« Walk Your Horses or Pay Two Dollars Fine »

Franchement, L'Attrape-Salinger c'est un drôle de truc (par éclairs, aussi, parfois un truc drôle). Une sorte d'improbable « lettre de fan » audiovisuelle dans laquelle un photographe-cinéaste (Jean-Marie Périer, fils d'Henri Salvador et photographe de la grande époque yé-yé de « Salut les copains ») et un écrivain parisien branché et ultra médiatisé (Frédéric Beigbeder, ex-publicitaire, noctambule, critique littéraire pour Playboy ou Canal+… ) partent sur les traces d'un écrivain qui, depuis 1965, peut se lire comme l'exact contraire de ce dernier : Jerome David Salinger, reclus, ermite, retiré du monde, « entouré d'un mur de silence » dans une maison planquée dans les bois de Cornish, un trou perdu du New Hampshire.

En écho à L'Attrape-cœurs [The Catcher in the Rye], le roman le plus connu de Salinger qui, au début des années quatre-vingt, trente ans après sa publication en 1951, était encore à la fois le livre le plus lu ET le livre le plus censuré dans les écoles américaines, ce qui rend finalement cet étrange objet télévisuel attachant, ce sont précisément ses contradictions. Ce qu'il a à nous offrir est à la mesure de tous ses défauts et aspects irritants qu'on aurait tendance à vouloir oublier au plus vite. On commence par tirer le reportage vers le bas en ne pouvant fermer les yeux sur le cabotinage prévisible de Beigbeder, le recours quasi injustifié au gimmick du split-screen, le doublage plutôt que le sous-titrage de toutes les voix américaines, un rythme au pas de course imposé par le respect du moule télévisuel de 52 minutes (correspondant, ne l'oublions pas, à une heure moins les publicités)… Mais, alors qu'un tel amoncellement de tares aurait dû définitivement le couler corps et âme, une sorte d'élastique invisible (sans doute tissé de la matière schizophrénique de ce projet) recatapulte le film vers les zones de notre plaisir, de notre adhésion, de notre réflexion et de notre curiosité.

Quelques pistes :

Dans sa forme même, L'Attrape-Salinger bouscule – par son côté léger, son humour parfois un peu potache, mais aussi ponctuellement d'une belle inventivité quasi-burlesque, ainsi que par la présence quasi continue à l'écran du corps de son co-auteur (un peu Nanni Moretti, un peu Boris Lehman) – quelques supposées inébranlables Tables de la Loi du cinéma du réel (sérieux, objectivité, érudition, retenue, distance…).

  1. Pour la plupart des intervenants du film,  le roman L'Attrape-cœurs, qui raconte les trois jours et deux nuits d'errance dans New York (gare, zoo, Central Park…) du jeune fugueur Holden Caulfield, marque la naissance symbolique, dans le champ culturel, du concept d'adolescence. Dans une société qui, jusqu'à 1950, correspondait au monde des adultes, la désobéissance de ce personnage, âgé de seize ans dans le roman, à la fois encore enfant et déjà adulte, ouvre la brèche qui verra des cohortes successives de teenagers se reconnaître en des modèles désormais en porte-à-faux par rapport aux valeurs de leurs parents : James Dean, Antoine Doinel, Bob Dylan, Iggy Pop, Richard Hell ou les (anti-)héros des films de Gus Van Sant et Larry Clark, pour ne citer que quelques exemples. La quasi-totalité des collections rock-pop de La Médiathèque est bâtie sur ce mythe fondateur, par ou pour cette nouvelle classe d'âge, ce nouveau marché découvert en 1950 et sans cesse renouvelé depuis lors. Le film belge Gerda 85 repris dans la présente Sélection s'inscrit dans la même filiation.
  2. Par son obstination feinte à vouloir donner l'impression de poursuivre un but pourtant inatteignable (rencontrer un des ermites les plus coriaces ayant claqué les portes de la jet set littéraire new-yorkaise), ce parcours initiatique pose, en filigrane, la question des statuts et motivations de l'amateur et du fan. Que dire, que demander, que broubeler lorsqu'on se retrouve nez à nez avec un écrivain, un cinéaste ou un musicien qu'on admire ? Une telle rencontre n'est-elle pas d'office vouée à l'échec ? Comme l'exprime l'écrivain Stewart O'Nan, qui envoya une des plus courtes contributions (« Merci pour vos livres mais pardon d'avoir dit Merci ») à l'anthologie épistolaire Letters to J. D. Salinger, « le livre est suffisant ; rencontrer son auteur par son livre est suffisant et il n'est pas nécessaire d'aller sur le pas de sa porte ».
  3. Enfin, last but not least, malgré le peu de temps que L'Attrape-Salinger laisse à chacun des intervenants pour s'exprimer, la mosaïque de leurs sentiments sincères, la répétition à peine déclinée de leurs témoignages de reconnaissance (« Sans Salinger, je n'aurais sans doute jamais écrit une ligne », « à quatorze-quinze ans, j'ai rencontré un livre qui était sans doute la seule personne capable de me comprendre à cet âge-là » [la confusion livre/personne vivante vient de la citation et est porteuse de sens], « par L'Attrape-cœurs j'ai compris ce qu'était la littérature : quelqu'un qui vous parle, une voix qui vous parle »…) nous laisse, au générique de fin, un peu perplexes et frustrés, bercés par la voix de Karen Dalton mais avec la ferme intention de lire – ou de relire – les livres de Salinger. Et donner l'envie de lire n'est pas le moindre des compliments à faire à une émission de télévision.

Philippe Delvosalle
août 2008

REBONDS :

En publiant L'Attrape-Coeurs en 1951, Jerome David Salinger entre dans l'histoire de la littérature américaine. Malgré son énorme succès, il se retire du monde en 1965 et devient une véritable légende vivante… La quête de Salinger par Beigbeder est un film décalé sur un écrivain français à la recherche de ses sources personnelles, mais aussi un portrait sur l’Amérique culturelle contemporaine et ses liens avec la culture française.

Classé dans