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Pointculture_cms | critique

I NEED THAT RECORD !

publié le

L’Arlequin, Rue des Teinturiers et Rue de l’Athénée; Le Funiculaire des Anges, Chaussée d’Alsemberg près de l’Altitude 100; Amok, Rue de la Filature près de la Porte de Hal; Suburbia, Rue des Chartreux; la Danceteria, Rue du Cardinal Lemoine à Paris; […]
 

L’Arlequin, Rue des Teinturiers et Rue de l’Athénée; Le Funiculaire des Anges, Chaussée d’Alsemberg près de l’Altitude 100; Amok, Rue de la Filature près de la Porte de Hal; Suburbia, Rue des Chartreux; la Danceteria, Rue du Cardinal Lemoine à Paris; le Rough Trade Shop, Rue de Charonne; Bimbo Tower, Passage Saint-Antoine; La Quarantaine, Rue Lesbroussart à Ixelles; etc. : autant d’enseignes (ambigüité et richesse de la langue française : magasins de disques – le lieu et l’activité économique qui s’y tient – ou disquaires le métier, le conseil et l’accompagnement prodigués par les tenanciers de ces officines –) qui, du milieu des années 1980 à aujourd’hui, auront balisé mon itinéraire d’explorations musicales. Chaque amateur ou amatrice de musique, âgé de plus de vingt-cinq ou trente ans doit avoir sa propre liste du genre; son itinéraire dans le temps, dans l’espace et dans la constitution personnelle d’un goût, d’une connaissance et d’une passion. Parmi les huit « temples » (païens, bien sûr) cités en début d’article (il aurait pu encore y être question d’une poignée d’autres), deux sont encore en activités et six ont fermé leurs portes.

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C’est à partir d’un tel microtraumatisme (à savoir la transformation de Record Express, son disquaire d’adolescence à Middletown – ville de 50.000 habitants dans l’État du Connecticut – en… centre de bronzage !) que le jeune réalisateur Brendan Toller a commencé une enquête centripète qui, de l’évènement local, part en chercher les échos plus lointains (les 3.000 autres fermetures de disquaires indépendants survenues au cours de la décennie 2000 aux États-Unis) et les tenants et les aboutissants plus globaux en termes d’économie, de marketing, de technique, de législation et de modification des comportements de découverte de la musique. Rencontrant d’abord disquaires et simples clients, Toller commence par aborder l’aspect humain de ces refuges, qui au-delà de leur modus operandi commercial, sont aussi des « lieux de sociabilité ». « Quand des gens me disent que deux tiers de ce qu’ils sont ont été formés par leurs visites au magasin, c’est lourd ! » (Kathy, disquaire chez Trash American Style à Danbury, CT) ou « C’est comme si ton meilleur ami part habiter une ville lointaine  et que tu n’as même pas de quoi t’acheter un billet d’avion pour aller lui rendre visite » (un ado à la fermeture de « son » disquaire de proximité). Puis, interrogeant une brochette de musiciens-activistes d’obédience (pré-/ post-) punk tels que p.ex. Chris Frantz des Talking Heads, Mike Watt des Minutemen, Glenn Branca, Thurston Moore de Sonic Youth et du label Ecstatic Peace ou Ian McKaye de Fugazi et du label Dischord, l’enquêteur Toller leur fait dresser la liste assez accablante d’une série de dysfonctionnements d’une industrie du disque de plus en plus obnubilée par des gains rapides (« selon les règles actuelles, les Talking Heads auraient été jetés après leur premier album » – Ch. Frantz) et empêtrée dans des frais (et des tarifs) déconnectés de la réalité artistique de la musique. Depuis le suicide, en 1965, du célèbre DJ rhythm and blues Alan Freed, suite au scandale du payola (une pratique illégale qui voit un label payer une radio pour faire programmer ses disques – cf., dans le contexte français, une scène dans Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil de Jean Yanne), la situation en termes de diversité culturelle ne s’est pas vraiment améliorée. Le système est juste un rien plus compliqué et plus pervers: aujourd’hui, après le Telecommunications Act de 1996 qui a dérégulé le paysage radiophonique américain (autorisant p.ex. le conglomérat Clearchannel à désormais posséder 1.200 radios qui contrôlent 99% des 250 marchés les plus porteurs du pays et qui diffusent les mêmes chansons pendant 73% de leur temps d’antenne), des agents des firmes de disques démarchent les disquaires dans certaines villes pour qu’ils déclarent – moyennant rétribution et « dessous de tables », bien sûr – des chiffres de vente totalement exagérés de certains titres afin de leur ouvrir les portes de quelques-uns de ces bastions des ondes. Le CD continuant à être vendu à presque vingt fois son prix de fabrication, notamment pour couvrir des budgets de promotion et de représentation qui dépassent souvent de pas mal les coûts artistiques de production du disque. À l’heure de MTV, le clip vidéo pour une chanson coûte parfois plus cher que les frais de studio pour l’album entier. Si on y rajoute le fait qu’aux États-Unis, les Big Box Stores (les hypermarchés et supermarchés généralistes et les chaînes de grandes surfaces du disque, du livre et des loisirs) détiennent désormais 65% du marché du disque mais qu’il s’agit avant tout pour eux d’un produit d’appel pour attirer le consommateur vers le rayon HiFi, les amenant à restreindre sans vergogne leur offre à 3.000 titres en moyenne contre au moins 10.000 titres pour les disquaires indépendants, comment s’étonner du succès du téléchargement de musique – majoritairement pirate – par des utilisateurs d’autant plus hypnotisés par la gratuité massivement proposée sur Internet que la perception, nette ou diffuse, du manque de respect de l’industrie à leur égard les déculpabilise du fait d’en profiter.

À l’autre bout du paysage musical, énormément de musiciens et de petits producteurs tournent le dos à cette industrie et tentent de proposer d’autres modèles artistiques et économiques qui diminuent les intermédiaires et les faux frais. Via Internet, les ventes lors de concerts ou le soutien des disquaires indépendants toujours en activité, ils optent selon les cas pour une atténuation du risque lié à la multiplication des supports qui proposent leur musique (quasi disparition du support pour le téléchargement; gravure presque à la pièce, tendance à la suppression des stocks et des invendus pour la cassette et le CD-R) ou, au contraire, par une affirmation claire de l’aura symbolique et de la puissance d’attraction de l’objet-disque, en particulier du vinyle.


Philippe Delvosalle

 

 

 

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